Texte & Publication

Trouver des méthodes pour entrer par effraction en nous-mêmes - 1999


Catégorie : Le Groupov
Auteur : Entretien avec Jacques DELCUVELLERIE réalisé par Julie BIRMANT et Nancy DELHALLE
Tiré de : Alternatives Théâtrales 62
Date : 1999

 

 
 
Entretien avec Julie Birmant et Nancy Delhalle
 
 
Julie Birmant : Comment êtes-vous venu au théâtre ? D'où venait le désir de faire cette école de mise en scène qu'est l'INSAS ?[1]

 
 
Jacques Delcuvellerie : Ça ne s'est pas du tout passé comme ça. Je n'ai pas désiré faire l'INSAS. Depuis très petit, je me suis tourné vers la littérature. Je ne dis pas ça du tout pour faire enfant prodige : à sept ans j'écris mon premier sonnet en vers sur les moissons, les blés murs, j'étais très fier de ça. Donc il était clair très tôt que je serais de ce côté là, par là. Ma première expérience théâtrale était d'un niveau de qualité discutable : j'ai fait partie à Lille d'une troupe d'enfants célèbre dans la région qui s'appelait les enfants de Tante Ginette qui mélangeait des acteurs professionnels et de très jeunes enfants autour de spectacles un peu mélodramatiques et ponctués de chansons... Je me suis senti mal à l'aise dans le cadre scolaire dès le lycée, sauf dans les matières littéraires, et puis j'ai eu à quatorze ans, pour le meilleur et pour le pire, un grand choc qui a marqué un tournant dans ma vie : j'ai perdu dans des circonstances violentes mon père et ma mère. Une des conséquences positives de cet événement par ailleurs assez désastreux, c'est que j'ai pu influencer ma vieille tutrice, la sœur de mon père, qui m'a permis de quitter le secondaire et de faire des études artistiques. Ma mère était eurasienne, ce qui explique la folie pour le Japon dont je me suispris à ce moment-là. J'ai étudié toute son histoire, je m'habillais en Japonais, je pratiquais les arts martiaux et je peignais des calligraphies et des paysages. J'ai donc cherché d'abord une école d'arts plastiques. La meilleure des environs de Lille était Saint-Luc à Tournai en Belgique. Après ces trois années - brillamment réussies! - je me suis tout de même rendu compte que je n'étais pas fait pour la peinture. J'étais partagé entre plusieurs passions qui se situaient toutes dans le monde des arts : peinture, architecture, musique - je voulais aussi devenir organiste. Après Saint-Luc, je me suis inscrit dans une école tournée vers la communication sociale, l'IHECS[2]
 
 C'est là qu'ont commencé mes premières expériences de mise en scène et d'écriture dramatique pour la radio et la télévision auxquelles j'ai pris un goût extraordinaire. Mais en 1968, en troisième année de l'IHECS, j'ai pris une part plutôt remarquée aux événements qui n'ont pas manqué de secouer l'école : nous en avons été expulsés moi et deux de mes camarades puis réintégrés mais, à la rentrée suivan­te, nous avons été refusés à l'inscription en dernière année. Par conséquent nous étions à la rue et nous avons finalement frappé à la porte de l'INSAS dont la rentrée avait déjà eu lieu, et son directeur de l'époque, Raymond Ravart, a bien voulu nous prendre en sachant que nous étions des boutefeux. Et ça n'a d'ailleurs pas manqué : à peine étions-nous inscrits dans son école que nous avons déclenché des grèves. Je serai toujours reconnais­sant à Raymond Ravart de nous avoir recueillis, parce que c'est à l'INSAS que j'ai fait la rencontre de la dernière pièce du puzzle Littérature / Arts plastiques / Sens de la temporalité : l'acteur. Et donc en étant assistant de metteur en scène en rencontrant des professeurs comme Arlette Dupont, j'ai su que j'avais trouvé ce qui rassemblait tout pour moi. Je me suis aussi rendu compte que j'avais la qualité de pouvoir réunir et animer les énergies d'une équipe, c'est-à-dire faire en sorte qu'autour d'un texte ou d'un projet on puisse faire advenir ce que l'on porte, à travers la créativité des autres, dans le dialogue et la stimulation de la créativité des autres. Voilà comment je n'ai pas choisi de faire l'INSAS.
 
C'est l'acteur qui m'a d'abord déterminé à faire du théâtre. Et puis le théâtre rassemblait tous les domaines auxquels j'avais été sensible, et troisiè­mement, effectivement, c'était un acte composé qui venait du monde et se reposait hic et nunc devant le monde.
 

 

 

J. B. : Ce qui me trouble c'est la diversité de votre parcours. Vous ne vous focalisez pas sur la mise en scène de théâtre, mais investissez aussi bien l'uni­vers de la radio que celui de la vidéo. Comme si peu importait qu'on utilise une langue ou l'autre (le langage radiophonique, cinématographique ou théâtral) pourvu que l'on exprime ce que l'on a à dire. Le pensez-vous ?
 

 

 

J. D. : Ma véritable langue, c'est le théâtre. La radio et un peu plus tard la télévision, à travers mon émission consa­crée à la création vidéographique, ont rempli pour moi une fonction d'éduca­tion permanente. Les émissions que j'ai créées ou auxquelles j'ai participé comme celles consacrées aux arts contemporains, au folklore, aux arts populaires, aux arts des minorités urbaines, de la classe ouvrière, étaient extrêmement enrichissantes et allaient de pair avec un engagement prépondérant politique qui faisait que la vocation artistique passait après la préoccupation politique. J'ai à un moment donné d'ailleurs abandonné et la radio et la télévision pour directement travailler à l'usine.
 

 

 

J. B. : La pratique des médias radiophoniques et télévisuels vous ont-ils permis d'acquérir des méthodes de travail applicables au théâtre ?
 

 

 

J. D. : La radio et la télévision s'adressent à une audience beaucoup plus large, dans une relation beaucoup plus immédiate. La radio était à l'époque très écoutée. On avait le sentiment de pouvoir toucher l'opinion. Comme au moment du putsch de Pinochet. Nous avons alors réalisé plusieurs émissions consacrées entièrement au Chili. Pendant deux trois heures d'affilée, le samedi soir, nous avons invité des Chiliens et des journalistes pour rendre compte du mouvement culturel qui avait accompagné l'unité populaire, et nous avons fait écouter ses musiques.
 
A ce moment là, je n'avais pas de pratique théâtrale directe. Et c'est peut­-être pendant cette période que je me suis formée l'idée, fondamentale pour la fondation du Groupov, que le théâtre est un art minoritaire et que sa pratique doit rester archaïque par rapport aux autres moyens de communication contempo­rains s'il veut réaliser pleinement ses possibilités. La pratique des autres médias m'a permis de ne jamais céder à la tentation d'investir la scène avec une sorte de nostalgie du cinéma, par exemple. Je me suis plutôt dirigé sur une autre piste totalement éloignée de mes préoccupations politiques : celle du Théâtre Laboratoire de Grotowski dont j'admirais l'exigence. Ses méthodes m'ont beaucoup influencé. Mais j'étais aussi à l'écoute d'un théâtre politique comme le Théâtre Canpessino fait par les Chicanos, les ouvriers agricoles mexicains aux États-Unis. C'était un théâtre très simple, très profondément enraciné dans une culture...
 
J'admirais aussi le Living Theatre, le travail de Dario Fo, un certain nombre de pratiques authentiquement théâtrales.
 

 

 

J. B. : Ne viviez-vous pas alors une contradiction : avec, d'un côté, le désir d'agir sur une large audience, et de l'autre celui de faire un théâtre fondamentalement minoritaire ? Comment s'est opéré le choix de fonder le Groupov et de se consacrer à cette pratique minoritaire ?
 
J. D. : J'ai effectivement toujours été traversé par cette contradiction. Je crois qu'on ne peut pas extorquer à un art quelque chose d'autre que ce qu'il est, même si l'on en bouge les limites. Même si le théâtre ne s'adresse qu'à des audien­ces réduites, il les touche véritablement. Et il n'est susceptible de cette influence de longue durée que s'il est dans son génie propre. De fait, le théâtre de Grotowski, qui n'a été vu que par quel­ques milliers de personnes, a continué à exercer une influence profonde à travers le monde - mais pas en France. De même le théâtre de Brecht, qui n'a pas seule­ment été un auteur mais un refaiseur des outils du théâtre, a une influence dans le temps d'une autre qualité.
Je ne veux pas dire par là qu'il soit satisfaisant que le théâtre soit vu par si peu de monde. C'est un problème citoyen dans lequel les artistes devraient s'impliquer,qui outrepasse la forme propre dans laquelle les artistes s'expriment. On a beaucoup critiqué la pratique de Jean Vilar, mais je crois qu'il a posé une question essentielle et qu'abandonner ce terrain est une désertion inadmissible. Mais ce n'est pas en modifiant la nature de ce qu'on produit, qu'on résoudra la question : ce n'est pas parce qu'on fait du spectacle à caractère forain ou populaire qu'on répond à ce problème citoyen.
Dans ce moment d'engagement politique où je travaille dans les médias (que je retrouverai par la suite pour gagner ma vie), je ne fais pas de théâtre. Quand je reviens vers le théâtre, je vis la contradiction que l'on vient d'évoquer d'une manière aiguë : j'ai l'impression que toutes les grandes questions politi­ques qui m'avaient agitées étaient désavouées par le monde, qu'elles n'étaient pas capables de se porter elles-mêmes ; les entreprises révolutionnaires avaient dépéri, implosé. Mes questions étaient restées sans réponse. Et ceux qui préten­daient qu'on s'était trompé et que le monde était bien tel qu'il était, je ne les croyais pas non plus. Donc les anciennes idéologies, celles de mon enfance, du christianisme, de la social-démocratie, etc. ne m'intéressaient pas du tout. J'étais en souffrance de tout cela, et en même temps, je revenais vers un art qui me semblait avoir si peu de prises sur le monde par rapport à la musique rock, pop ou le cinéma. C'est dans cet esprit, qu'est aussi - dans la fin des années 1970 et 1980 - celui du mouvement punk et du no future, que le Groupov[3] se forme. Les formes théâtrales qui nous entou­raient et qui pour certaines étaient très belles - c'était le début de la somptuosité wilsonienne - nous semblaient autosatis­faites par rapport à l'état du monde ; nous ne nous y reconnaissions pas. En même temps nous ne savions pas comment agir sur le monde ni quoi faire avec le théâtre. Aussi décidons-nous d'aller au bout de ce constat assez noir, c'est-à-dire de faire quelque chose qui peut-être n'est pas du théâtre : de nous enfermer dans une grande pièce et de voir ce qui pouvait sortir de nos nerfs, de nos muscles, de nous-mêmes qui nous sentions orphelins, dans un sentiment de déréliction et de perte, en plein désarroi. Et notre regard devait être impitoyable : il fallait élimi­ner tout ce qui nous semblait réciter quelque chose de déjà vu, ou fonctionner sur des archétypes. Nous cherchions à trouver les méthodes qui puissent per­mettre de rentrer par effraction en nous-mêmes en étant perpétuellement dans la surprise de ce que nous produisons.
Le Groupov a d'abord travaillé en dehors de tout cadre de production, de toute perspective de représentation à échéance et même en refusant un rythme de travail habituel : il y avait des semaines où l'on ne se quittait pas (une semaine de congé par exemple), d'autres où l'on ne se voyait qu'une seule fois... La manière de vivre et d'accoucher était déjà différente puisque l'objet inconnu à chercher était lui-même différent ou plutôt comme nous le supposions d'une manière totalement mégalomaniaque «inouï». Notre entreprise était donc d'abord très puérile - croire qu'on pouvait comme ça accoucher de l'inouï dans un endroit clos - mais aussi très douloureuse. Nous avons travaillé pendant un an et demi à ce rythme bizarre, avant de présenter un spectacle devant un petit nombre d'invités FAITES CE QU'ON VOUS DIT ET IL VOUS ARRIVERA UNE SURPRISE QUE PERSONNE NE PEUT IMAGINER. C'était le vrai début du Groupov, cinq heures et demie de spec­tacle. Je ne sais pas si c'était vraiment du théâtre, c'était plutôt quelque chose à offrir et proposer devant et pour des autres. Ça commençait même de façon extrêmement radicale pour les autres, puisque les spectateurs entraient dans un petit sas assez sombre où sur un pupitre un magnétophone diffusait un message sur la troisième guerre mondiale qui enjoignait les gens à faire preuve de courtoisie et de prudence en cette période de pré-catastrophe et les invitait, afin de pouvoir passer le temps dans cet esprit, à louer ce soir un des acteurs. Après quoi entraient cinq acteurs. Les spectateurs devaient choisir un acteur et chacun lui donner cent francs (belges) ; il partait ensuite avec lui dans un local où il pouvait lui demander pendant une demi-heure tout ce qu'il voulait.
 

 

 

Nancy Delhalle : Pourquoi l'argent ?
 

 

 

J.D. : Cela rendait plus manifeste cette responsabilité directe que vous prenez en achetant un billet de théâtre. Il y a une grande équivoque dans l'histoire du théâtre en occident, notamment pour les femmes, entre actrice et prostituée.
 

 

 

J. B. : Comment le spectacle a-t-il été reçu ?
 

 

 

J. D. : Par une ignorance totale de la presse. Mais il y avait une rumeur. Isabelle Pousseur, Jean-Marie Piemme, Chantal Ackerman... sont venus. De la même manière que nous nous étions inventés des méthodes et des temporalités différentes, il fallait apprendre à gérer la rumeur, plutôt que d'appliquer les techniques habituelles de «management de communication».
 

 

 

J. B. : Ce spectacle fait figure à vos yeux, pour reprendre le terme de Georges Banu, de « début-événement ». Tous les éléments de votre langage théâtral à venir sont-ils déjà en germe dès ce spectacle-là ?
 

 

 

J. D. : Oui. Ce spectacle était réellement fondateur. A tel point que vingt ans après, nous vivons encore dessus, et pas seulement dans sa nostalgie. Par exemple, avec RWANDA, il n'est plus du tout question de nos petites personnes dans lesquelles on allait chercher de quelle manière le monde se serait fracassé dans l'histoire récente et comment on pouvait en trouver la trace en nous. Il s'agit au contraire d'une démarche vers l'extérieur, d'aller en Afrique, d'écouter des témoins, d'aller vers l'Histoire, les sciences, d'organiser un discours, de trouver des formes adéquates, etc. Mais tout comme notre premier spectacle, il s'agit d'une œuvre collective qui rassemble des écrivains, dans laquelle la musique est vitale, qui brasse des gens venus d'horizons très divers. C'est aussi une œuvre qui s'est donnée le temps propre de son élaboration. Le premier spectacle s'était élaboré en un an et demi ; RWANDA a pris quatre ans.
C'est étonnant de remarquer à quel point nous sommes éloignés de toute tradition théâtrale française. La filiation qui à travers Brecht, Strehler circule vers Planchon, Chéreau ne nous touche absolument pas. Nous étions beaucoup plus dans la filière anglo-saxonne, ou germanique, celles des performers autrichiens, du groupe Fluxus. Ce qui est bizarre, c'est que lorsque nous retournons avec quasiment orthodoxie à Brecht[4], nous ne nous rapprochons pas davantage de cette filière française qui s'en est quant à elle considérablement éloignée.
 

 

 

J. B. : En 1989, neuf ans après la création du Groupov vous écrivez à Francine Landrain, une comédienne qui est à vos côtés depuis toujours, une longue lettre intitulée CINQ CONDITIONS POUR TRAVAlLLER DANS LA VÉRITÉ. Cette lettre-programme, peut-on la lire comme une pierre qui marquerait un nouveau début ?
 

 

 

J. D. : Oui, je crois que cette lettre coïncide avec un tournant important à l'intérieur du groupe, et dans le monde. 1989, c'est la chute du mur de Berlin. Le pari du Groupov c'était que dans la recherche de la production par chacun des membres du groupe de quelque chose de singulier, quelque chose de plus universel puisse se faire entendre. Cela devait nécessairement aboutir à ce que certains abandonnent et à ce que d'autres veuillent faire leur propre théâtre. Francine est alors en train d'écrire LULU/LOVE/LIFE, François Sikivie prépare un one-man-show qui deviendra BROLL, mais tout le monde vit encore dans l'idée de la vieille démarche : c'est-à-dire de se solliciter d'abord. Et moi je commence à penser que cette démarche qui nous avait paru légitime dans un moment où l'on se sentait seul, en perte de modèle, de représentation, de méthodes, commençait à devenir complaisante et que les urgences du monde exigeaient de nous autre chose. Il était clair pour nous que la chute du mur, la fin du socialisme n'amèneraient pas du tout de nouvelles espérances, au contraire.
J'ai donc fait à ce moment-là une proposition après le spectacle KONIEC, le début de ce qui allait devenir le TRIPTYQUE VÉRITÉ : aller revisiter quelques auteurs qui avaient, du monde, de la vie, une conception forte, une «Weltanschauung», et qui dans le dialogue et le vécu avec cette vision du monde ne s'étaient pas trouvés appauvris dans leurs moyens artistiques à cause d'elle - comme on le dit souvent «Ah, c'est dogmatique! », mais au contraire en avaient été enrichis et stimulés comme Claudel ou Brecht. Nous avons donc monté L'ANNONCE FAITE A MARIE de Claudel, TRASH, une création de Marie-­France Collard et LA MÈRE de Brecht. LA MÈRE est une pièce des années trente sur un sujet du début du siècle, la question était donc « est-ce que nous pourrions tenter d'énoncer une parole qui pose des questions, comme Brecht, mais dans la situation contemporaine ? »
Au début, c'est en souffrance du constat d'absence d'idéologie que nous travaillions. Nous étions dans un travail à partir du manque et le TRIPTYQUE VÉRITÉ était à l'inverse un travail à partir d'affirmations.
Après quoi, en 1995, nous avons pris la décision, que la pratique théâtrale du Groupov consisterait en un travail de création à partir de problèmes d'actualité contemporaine, et que d'autre part il ferait acter dans son contrat-programme des activités purement expérimentales, comme Les Clairières, ou les pratiques dites de culture active...
 

 

 

N. D. : Le TRIPTYQUE VÉRITÉ coïncide avec votre naissance à l'institution. Comment analysez-vous cet état de fait ?
 

 

 

J. D. : Notre parcours vers l'institu­tion a été bien lent. Les deux premiers spectacles du Groupov se font sans un franc de subside, le troisième avec une aide très faible. Progressivement la rumeur et la nécessité nous ont conduits à trouver des solutions. Et au bout de vingt ans, nous voici dans une situation qui ressemble à celle d'une toute jeune compagnie en France. A partir de ce mois-ci le Groupov est à douze millions de subside, c'est-à-dire à deux millions de francs français. Seules deux personnes sont permanentes : moi-même et Laurence Gay, l'administratrice. Et cela fait à peine deux ans que nous avons un lieu, une maison où l'on peut répéter ; nous ne voulions pas de théâtre.
 

 

 

J. B. : Comment envisagez-vous la filiation ? Y a-t-il un art de la mise en scène, un savoir-faire de la mise en scène qu'on puisse transmettre ?
 

 

 

J. D. : Je me sens redébuter à chaque spectacle. Chaque spectacle est un défi nouveau. Le Groupov se veut le contraire d'un laboratoire qui réduit le champ de l'expérimentation pour la maîtriser, mais voudrait à chaque nouvelle entreprise traverser un territoire inconnu. J'essaye donc de me mettre toujours dans la position de débutant.
En ce qui concerne la transmission, je me sens fils de deux grandes influences tout à fait contradictoires : celle de Brecht et celle de Grotowski. Brecht pour son exigence qui requiert, auprès de ceux qui veulent faire du théâtre, de développer une méthode et des connaissances aussi bien philosophiques qu'artisanales. Grotowski parce qu'il est un exemple, une stimulation : personne n'a pris à ce point au sérieux la question de l'acteur, la viande, la sensibilité, la mémoire qu'on amène sur scène ; et puis il a perpétuellement été insatisfait, il a eu le courage de bouger sans arrêt, à peine ayant réussi quelque chose de manière éclatante qu'il repoussait la question, jusqu'au moment où il a quitté le champ de la production de spectacles.
Je suis de ceux qui cherchent à transmettre cette histoire du théâtre. Mathias Simons, Pietro Varrasso, Nathalie Mauger sont de jeunes metteurs en scène qui ont été mes assistants. C'est toujours peut-être un tantinet présomptueux pour un père d'affirmer qu'il a des enfants. C'est plutôt aux enfants de demander qui ils reconnais­sent pour père. Je crois qu'il n'est pas possible d'exercer ce métier si on n’a pas eu de père et si on ne s'en reconnaît pas un.


[1]
INSAS : Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des techniques de la diffusion, situé à Bruxelles.
[2]
IHECS : Institut des Hautes Etudes des Communications sociales, situé à Bruxelles.
[3]
François Sikivie, Francine Landrain, Michel Delamare, Jany Pimpaud, Monique Ghysens et Eric Duyckaerts.
[4]
LA MERE de Brecht mis en scène en 1991.