Texte & Publication

Les hommes racontent des histoires. Les acteurs sont des saints.-1986


Catégorie : L' Art du Théatre
Auteur : Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : Alternatives Théâtrales 27 "L'énergie aux limites du possible"
Date : 1986

 

 

 

«N'entrez pas au théâtre avec des chaussures sales»
CS. Stanislavski
(L'éthique de l'acteur)
 
 
 
Dans un petit livre, devenu rare, consacré à Stanislavski, Nina Gourfinkel rapporte un souvenir de Mme Lubov Gourévitch venue visiter le maître à Moscou en 1920 : «Nous parlâmes longuement de choses et d'autres. Mais lorsque je lui demandai sur quel rôle il se proposait de travailler, son visage s'assombrit soudain : "Je ne peux plus aborder aucun nouveau rôle ... articula-t-il. Mais vous l'ignorez encore..." Et il se mit à raconter, par saccades, qu'en 1917, pendant la préparation du Village Stepantchikovo où il jouait l'oncle Rostaniev tout en travaillant à la mise en scène avec Némirovitch-Dantchenko, ce dernier lui fit une réflexion, pendant une répétition, après quoi il lui fut impossible de continuer à préparer son rôle, et il fut remplacé par un autre acteur. "Vous comprenez, je n'ai pas accouché du rôle. Depuis je ne peux plus jouer." – Je l'entends encore prononcer ces mots extraordinaires : "Pas accouché du rôle." Sa voix était sourde, ses lèvres tremblaient. Même alors il ne proféra aucun mot dur, aucune plainte à l'adresse de Vladimir Ivanovitch, mais il était impossible de ne pas éprouver son mal, de ne pas sentir que son âme avait reçu une blessure inguérissable. Ni à ce moment ni plus tard je n'osai le questionner ...»
Némirovitch-Dantchenko et Stanislavski avaient jeté ensemble les bases du Théâtre d'Art lors d'une nuit légendaire, le 22 juin 1897. Depuis vingt ans ils travaillaient côte à côte. C'était Stanislavski qui avait créé en 1891 le Village Stepantchikovo dans sa propre et excellente adaptation du roman de Dostoïevski. Le rôle du colonel Rostaniev était, disait-on, le rôle qu'il préférait de toute sa carrière d'acteur, avec celui du Docteur Stockmann, et il y avait remporté un succès considérable... Or, en 1917, Némirovitch voulut imposer à Stanislavski une conception radicalement différente du rôle. Au lieu d'un homme pur, noble et bon, il en fit un vieux butor de soldat en retraite. Stanislavski en fut profondément blessé mais fit l'impossible, de tout son talent, pour y parvenir. En vain. A la veille de la première, Némirovitch­Dantchenko le fit remplacer.
L'acteur Verbitski raconte :
«Lorsque, après la générale du Village Stepantchikovo, Nemirovitch-Dantchenko reprit à Stanislavski le rôle du colonel Rostaniev pour le confier à Massalitinov, les acteurs, horrifiés, retinrent leur souffle dans l'attente de ce qui allait se passer ... Eh bien, il ne se passa rien. Sans proférer un mot, Stanislavski se soumit à l'autorité du metteur en scène, bien qu'il considérât le personnage du colonel comme son meilleur rôle... Nous n'entendîmes de lui ni murmure ni une protestation. Puisque Vladimir Ivanovitch le jugeait mauvais, il devait avoir raison...»
Et une autre actrice, Mme Birman, complète ainsi l'histoire :
«Un souvenir encore, le principal : Constantin Serguéïévitch, complètement maquillé, répétait le rôle du colonel Rostaniev. Quelque chose pesait lourdement sur son travail. Au cours des générales, il faisait retarder le lever du rideau : il pleurait. Impossible d'oublier ces larmes. Bien qu'il eût paru dans plusieurs générales, ce n'est pas lui qui joua ce rôle.»
Les contemporains attestent qu'extérieurement les rapports des deux hommes restèrent inchangés, et aucun des deux ne souilla mot de cet «incident» dans leurs souvenirs respectifs. Pourtant, trois ans après, Stanislavski refusait toujours de créer de nouveaux rôles et racontait le fait à sa visiteuse, la voix hachée et tremblante.
Je n'ai jamais pu lire cet épisode sans que les larmes ne me viennent, de manière incontrôlable. Non pas, on s'en doute, dans un apitoiement quelconque sur les malheurs de la création stanislavskienne, mais dans le tremblement qui vous saisit à l'approche de quelque chose de véritablement grand. Comme si, dans cette histoire, l'essentiel indicible se disait sur l'art de l'acteur que rien ni personne ne pourrait formuler mieux qu'à rapporter cette fable, d'un échec.
Il en va de même pour moi d'un autre texte, célèbre celui-là, de B. Brecht : La chute de la Weigel dans la gloire. Profits et pertes. A vouloir travailler à la cause «du plus grand nombre» comment l'actrice se vit retranchée du plus grand nombre, exilée même de sa langue (et quel exil pour celle-là!), et ce qui fut gagné pour l'art à cette épreuve.
Encore des images. Dans la tradition, Le Roi Lear occupe une place à part dans la vie du grand acteur. Il pense que ce doit être son dernier grand rôle avant de mourir. Il ne peut pas le jouer trop tôt, personne ne peut jouer Lear trop tôt. Trop tard, il n'en aura plus les moyens physiques, le rôle est écrasant. Il arrive qu'il accepte trop tôt, ou trop tard, il arrive aussi qu'on ne le lui propose pas quand vient le moment parfait... C'est là sa condition : acteur. Qu'on le lui propose ou non dépend aussi, mais partiellement, de lui-même, de la manière dont il a géré toute sa vie, sa carrière... Et : le moment de jouer Lear est le moment où la question réelle de sa mort d'être humain se pose. Et aussi : la pièce se fonde sur le mauvais partage de l'héritage du roi, Lear se trompe sur ses héritiers ; le grand acteur regarde ses partenaires : nombreux sont ceux qu'il a formés autour de lui... et ainsi de suite. Même s'il n'analyse pas, le spectateur perçoit quelque chose de l’enjeu particulier qui lie ce moment d'une vie d'acteur à la tragédie du Roi Lear. Et après Lear ?
Dans la mise en scène de Grüber, Minetti est manifestement trop vieux pour toutes les ressources du rôle. Mais une émotion étonnante se communique de ce qu'on peut deviner, grâce à l'art suprême de Minetti, d'un Lear qu'il aurait joué plus tôt. On voit les deux superposés, avec un léger décalage : la réalité. A la fin, Lear meurt. Mais la pièce continue encore. Alors Minetti s'appuie à la colonne d'avant-scène, parce que c'est un vieil homme très fatigué, et – les yeux ouverts – l’acteur attend la fin du spectacle, sans bouger.
Voilà bientôt quinze ans que je travaille à la formation d'acteurs et le Groupov, entreprise d'acteurs-créateurs, fêtera bientôt son premier septennat. De cette expérience encore brève on me demande de parler, sans théorie. Alors oui, malgré les équivoques : «les hommes racontent des histoires»... et ce n'est pas une mince différence, mais les acteurs, même le plus épique, même le cantastorie, fait encore autre chose. Il met ses pieds et ses mains dans certaines positions, il parle comme on ne parle jamais dans la vie et, dans certains styles de théâtre, de telle sorte qu'on dise qu'il joue «naturellement», il fait beaucoup de choses très difficiles que personne ne doit voir. Dans certains théâtres orientaux cela lui prend plus de temps à apprendre qu'à d'autres une vie de jeu bien remplie. Parfois on dit qu'il est «possédé», mais même dans le style le plus détaché, dans son corps c'est la voix d'un autre qui se fait entendre, et parfois celle d'une multitude...
Un acteur est un acteur est un acteur est un acteur est un acteur est un acteur est un acteur... ou un saint ? Saint est aussi un métier difficile : des horaires impossibles, l'humilité la plus grande dans une tentation permanente d'orgueil et de perfection, disponibilité d'âme et chair rétive, règle, discipline, menu travail quotidien, silence sur l'essentiel, etc. Grotowski a beaucoup parlé de «sainteté laïque» ; à tout prendre c'est plus près de la vérité que ce fameux «nous ne sommes que des artisans», faussement modeste, qu'on trouve dans la bouche de ceux qui raillent les vrais artisans de l'inouï théâtral, les porteurs de feu. Qu'est-ce qu'il y a d'antagonique entre «saint» et «professionnel» ? Il y a simplement ceux qui transcendent le «métier», Saint Dario Fo, Saint Laurence Olivier, Saint Julian Beck, Sainte Helen Weigel, etc.
J'ai fini par penser que la fameuse «direction d'acteurs» ne consiste pas à faire jouer ceux-ci, mais simplement à les empêcher de ne pas jouer. Si vous avez une haute idée de ce que signifie «jouer» pour des hommes devant d'autres hommes, vous constaterez que l'acteur – qui ne demande qu'à jouer, profondément – n’a, en fait, jamais assez de ruses pour en différer le moment. Par mille et un obstacles qu'il pose (et vous pose), dont le «métier», en partie, il ne cesse de réclamer implicitement qu'on le laisse enfin jouer. Et c'est pour cela que ça se fait au moins à deux, et jamais tout seul. En poussant un peu on se risquerait à penser qu'Artaud-acteur est devenu fou parce qu'aucun regard, sur son terrain, ne pouvait l'aider à se débarrasser du non-jeu. Et cela aussi l'image du «saint» y renvoie fortement, sans compter – bien sûr – que la sainteté, c'est à la poursuivre qu'on y échoue le plus sûrement. Sujet pour un petit article, mot inutile dans le travail.
Chez Brecht on trouve Shakespeare, Tchekov, Rimbaud, Büchner, Wedekind, Lenz,... surtout Tchekov-Rimbaud, en simplifiant. Tchekov : la fin d'un monde, suprêmement ordonnée dans sa représentation ; Rimbaud : le monde se défait dans la langue même qui s'invente. Brecht est auteur. Toutes ces contradictions du monde et du langage se sont fracassées dans les nerfs et le cerveau d'Artaud, acteur (même comme «auteur»: acteur). Brecht nous a laissé des livres, un exemple, une tradition, et Artaud deux photos de son visage à comparer à dix ans d'intervalle, la foudre, un grand travail. Le rêve des «hiéroglyphes » de théâtre d'A. Artaud, d'autres l'ont repris, mais pas sa dette. On ne peut rien reprendre.
Le jardinier d'acteurs sait bien qu'on ne fait pas pousser les fleurs en tirant dessus. Il fonde son pari là-dessus, parce que c'est vrai :
«Tu sais plus que tu ne sais. Il y a plus en toi, acteur, et c'est la meilleure part, que ce que tu peux tenter d'en dire.» Le problème n'est donc jamais de «dire», mais bien de «chevaucher le tigre», c'est-à-dire d'inventer au fur et à mesure les règles de maîtrise de ce qui nous mène et qu'on ne connaît pas, et qui pourrait vous détruire, qui doit risquer de vous détruire, et qu'on surpasse sans cesse.
«Il y a dans la mémoire de tes muscles et de tes nerfs une part unique, singulière de l'âme historique" présente. C'est cela, non pas le "talent", mais ton talent.»
Celui qui n'aide pas l'acteur à accoucher progressivement toute sa vie, de cela, ne l'aide pas à le découvrir et le développer, par lui-même, ensuite (autres techniques) sans pourtant jamais pouvoir le «dire», celui-là ne forme pas d'acteurs mais...
Naturellement, personne n'est dupe de la part induite par le formateur. Cela fait partie intégrante de l'apprentissage de l'acteur de savoir progressivement gérer cette part de celui qu'il rencontre. Jusqu'à la rupture nécessaire. «Joue-la bien, aussi, la rupture.»
Le 7 août 1938, jour de sa mort, Stanislavski à demi-conscient demanda soudain : «Mais qui donc s'occupe de Nemirovitch-Dantchenko? Il est maintenant comme "une voile blanche solitaire. (1)"... N'est-il pas malade ? Ne manque-t-il pas d'argent ?»
 
(1) vers de Lermontov