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Sur l'urgence (extraits) - 1980


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Auteur : Jacques Delcuvellerie
Tiré de : Archives Groupov + "Sur la limite, vers la fin" Groupov/Alternatives théârales
Date : 1980

Sur l’urgence*
(extraits)
 
Jacques Delcuvellerie
 
Comment suis-je arrivé au théâtre ? Pourquoi persévérer ? Dans quel état l’ai-je trouvé ? Qu’y faire ?
Nous avons tous affronté ces questions à un moment donné; mais les contingences et la peur, au fond, nous empêchent souvent d’y apporter des réponses. À l’instant où nous essayons de définir un autre langage vivant, elles se reposent avec insistance et il est plus difficile de s’y dérober.
Au départ, nous le savions bien, il n’y a pas de choix. Il y a le plaisir. Le désir de jouer, d’être vu, de représenter, de s’exprimer. Plus tard, l’état du moyen d’expression, la situation de la profession, l’éclatement des formes et des publics, tout nous contraint à faire choix et à tracer des démarcations. La théorie intervient alors. Le plaisir se renforce de la connaissance en jeu.
Pendant plusieurs décennies, des hommes de théâtre, parmi les plus lucides, les plus sensibles (Maïakovski, Meyerhold, Piscator, Brecht, Adamov, etc.), ont confronté leur travail à la conception du monde marxiste. Elle seule semblait susceptible d’offrir au théâtre, figure du monde, ce cadre de scène où le plaisir et la science, la poésie et l’Histoire, le drame individuel et le destin de l’espèce, formaient sens. L’homme s’essayait sur le plateau à figurer l’avenir de l’homme. Les contradictions et les déchirements exposés ne l’étaient pas en vain.
Nous savons désormais ce qu’il en est. Ou plutôt ce qu’il n’en est plus. Car pour ce qui «est», rien ne s’est substitué aux religions ou aux «socialismes scientifiques». Les grands systèmes totalisants sont en ruine et rien ne semble y germer. Dans cette situation, on peut observer au théâtre des phénomènes apparentés à ceux qui affectent l’ensemble du corps socio-culturel : résurgence de courants mystiques, tendances multiples à la «logique formelle», hyper- réalisme, divers épisodes rétro. La perte du sens historique a le plus gravement affecté le théâtre traditionnel au niveau du texte dramatique. Peu d’auteurs créateurs. Floraison de collages, de relectures des anciens et des modernes, inflation généralisée de mise-en-scène. Développement d’une théâtralité au texte minimal ou absent. Un théâtre de signes, mais dont le discours s’émiette dans les catégories de la défection historique.
Tout cela constitue un tracassin particulièrement obsédant aujourd’hui. [...]
*Archives Groupov, inédit, 1980.
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1. Notre monde n’est-il pas engagé dans une crise économique d’une ampleur sans précédent depuis 1945 ? [...]
2. Y a-t-il jamais eu d’exemple que les hommes aient renoncé à l’emploi d’armes par eux inventées ? [...]
3. Est-il contestable que le théâtre ait cessé d’être un moyen d’expression populaire de large diffusion ? [...]
Aujourd’hui ces questions ne forment plus le terrain de controverses oiseuses. Chaque jour qui passe leur donne plus de gravité. On peut décider de n’en tenir aucun compte et de poursuivre l’alimentation des jeux de cirque. Mais pourquoi nous ? D’autres s’en chargent, et avec compétence. [...]
Voici les hommes de théâtre placés devant l’éventualité de la destruction d’une part considérable de l’humanité, et – ce qui est plus cruel dans un certain sens – devant la possibilité de l’effacement de l’essentiel des traces de l’histoire connue. Quelle mémoire de leur espèce pourraient reconstituer les survivants ? Or, quant à nous, nous sommes attachés au patrimoine des cultures humaines, au prix qu’elles ont coûté à s’édifier, à la profonde signification de leur devenir.
Si l’on accepte l’esquisse de la situation brossée ici, nos questions du début se modifient un peu :
1. Dois-je continuer à faire du théâtre? (ou bien prendre la fuite? militer contre la guerre? vivre en épicurien au plus vite? changer de moyen d’expression ?)
2. Si je continue le théâtre (et il y faudrait de sacrées bonnes raisons), pour qui? Et comment y intervenir? (de manière qui ne soit pas futile en cette circonstance. À moins que la futilité...).
3. Si je réponds positivement à ces questions, puis-je travailler tranquil- lement? Jusqu’à ce que «j’ai trouvé»? Ou bien la notion d’urgence modifie-t-elle jusqu’aux critères de travail et de présentation publique ?
Ces quelques réflexions sont naïves, certes.
Mais la vanité actuelle des discours qui tirent leur sophistication de la dérobade, n’est-elle pas encore plus attristante ?
Nous n’avons pas de réponses. Aujourd’hui : rien que ces questions. Et le sentiment que notre travail en procède, et s’y inscrit. Nous devons en parler.
24 mars 1980