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Un Uomo Di Meno (Fare Thee Well Tovaritch Homo Sapiens)

Extraits de presse :


Un exceptionnel moment de partage
Une reprise exceptionnelle pour un spectacle inclassable. Jacques Delcuvellerie retrace son parcours tout autant que celui de l'être humain. Un marathon scénique bouleversant où le rire et les larmes nous interrogent sans cesse.

 

Lentement, tranquillement, ils quittent la longue table autour de laquelle ils devisaient depuis notre arrivée dans la salle. Les uns disparaissent à notre regard, les autres rejoignent l'avant-scène, venant à la rencontre du public qui les attend. Des êtres humains face à d'autres êtres humains.

Parmi ces derniers : Jacques Delcuvellerie et Alexandre Trocki. Les deux faces d'un même homme répondant à un nom cousu de fil blanc : Jacques Delui. Une sorte de double du metteur en scène qui tout au long de ce spectacle unique en son genre va payer de sa personne, parler de lui, du théâtre, de ses drames, de ses joies, de ses peurs, de ses révoltes. Mais ce qui pourrait n'être qu'une sorte de long testament nombriliste évite magistralement cet écueil car dans le miroir que se tend Jacques Delui, c'est notre propre visage que l'on reconnaît. Celui d'un monde, d'une époque.

Un Uomo Di Meno parle autant de la possible disparition de l'espèce humaine que d'un créateur qui, avec le Groupov, bouleversa la pratique théâtrale dans notre pays. " Si on peut trouver dans le spectacle une sorte de bilan d'un parcours, le personnage principal n'emprunte mon propre itinéraire que jusqu'à un certain point ", explique Jacques Delcuvellerie. C'est ce qui en fait l'originalité et la formidable richesse. 

En faisant porter son personnage de fiction par un autre comédien, il met en évidence les innombrables contradictions qui parfois nous déchirent et rendent nos actes incompréhensibles aux yeux des autres. Ici, les deux Jacques dialoguent, se confortent ou se disputent âprement, l'acteur allant jusqu'à vouloir prendre le pouvoir au metteur en scène puisqu'après tout, c'est lui qui l'incarne sur le plateau.

Un Uomo Di Meno est un spectacle long : sept heures. Sept heures où de vraies gens, en chair et en os, de part et d'autre du plateau, partagent une expérience, un voyage, des questionnements, des souffrances, des rires, des espérances. Sept heures où l'intelligence et le sensible sont convoqués à part égale. Sept heures où, malgré la violence terrible de certains moments et la terrifiante inconscience dans laquelle nous vivons, on se dit qu'il reste une lueur d'espoir puisque cela a lieu. Sept heures gagnées sur la mort. Sept heures où l'on se dit que, malgré tout, le "vivre ensemble" est encore possible. 

Nous sommes vivants

Ce spectacle nous rappelle d'emblée deux choses essentielles : nous sommes vivants et nous sommes mortels. Et il nous invite dans la foulée à un formidable voyage au centre de l'humain. On y passe par tous les genres de spectacle possible : récit, témoignages filmés, théâtre d'ombres, moments de pure fiction, reconstitution rêvée d'épisodes du passé. On y chante énormément. Des anges déboulent, les ailes marquées du marteau et de la faucille. Pasolini, Brecht, Sade sont parmi nous, tout comme un nain shakespearien, le fantôme de la mère, Nursy l'infirmière sexy...

Ce spectacle exceptionnel par sa durée, l'est aussi par le nombre de comédiens sur scène, la complexité de la scénographie. Autant dire qu'on ne risque pas de le revoir souvent. Il faut donc se précipiter au Théâtre de la Place à Liège qui le reprend dès vendredi soir.

 Jean-Marie Wynants, Le Soir, 24 mai 2012

 


 Le Blog de Christian Jade, 25 mars 2010

"Un uomo di meno" (Jacques Delcuvellerie) : Un catastrophisme jubilatoire

 

On connaît le «patron» du Groupov, Jacques Delcuvellerie, un esprit encyclopédique, un polémiste redoutable, avec un engagement marxiste profond et un amour sensible pour le théâtre de Brecht et l'esthétique de Pasolini. On retrouve tous ces fondamentaux et quelques surprises dans "Un Uomo di meno", premier volet d'une tétralogie crépusculaire.


Critique****

          Avec un goût de "faire long", qui s'accentue avec l’âge, à une époque qui vise l'efficacité du « bref », par crainte d'éloigner le consommateur : lecteur, auditeur, spectateur. Présenter un spectacle de 7h, entracte compris, hors festival - et qui n’est que le premier volet d’une « tétralogie » (bonsoir Herr Wagner) sur la mort programmée de l’homo sapiens - participe, selon qu’on aime ou pas, d’un acte de résistance à la mode « fast » (food, texto, zapping) ou d’un entêtement dans la provocation… par la longueur...¨Personnellement,  vieux combattant du Soulier de Satin de Claudel (mis en scène par Vitez) et  du Mahabarata de Peter Brook en Avignon, (ou plus récemment d’Apollonia de Warlikowski ou de la trilogie de Mouawad, toujours dans la Cour d’Honneur), la longueur n’est pas un problème si l’enjeu est fort. Incontestablement, les thèmes abordés (les fortes passions, intellectuelles et charnelles, de Maître Jacques), sont puissants, à la fois personnels et universels, couvrant plus de soixante ans de notre histoire, de 1946 à 2000.

           Tout commence par la disparition  annoncée  du ci-devant Delui,  un homme, mortel en somme, scénarisé par un vieillard en charrette (Jacques Delcuvellerie lui-même) et son jumeau (Alexandre Trocki), escortés, l’un d’une infirmière super charnelle, l’autre de sa supposée mère austère. Ils assurent le fil conducteur d’une épopée en plusieurs mouvements, qui commence par un documentaire catastrophiste, bien dans l’air du temps : Hubert Reeves et Christian de Duve (entre autres) sont convoqués pour annoncer la disparition probable de l’homo sapiens, sous le coup du réchauffement climatique, de désastres nucléaires, de nanotechnologies monstrueuses, tous fruits d’un capitalisme pervers. Ca manque parfois un peu de nuances mais qu’importe. D’abord parce que mieux vaut écouter la voix lucide de Cassandre que les cyniques déguisés en Père Noël. Et puis quand ce pessimisme méthodique s’incarne, théâtralement, par la voix, la pensée, le corps de Pasolini (interprété par l’icône du Groupov, Francine Landrain) ou se transcende par la voix bouleversante de Jean Fürst, on s’incline. Un seul exemple de subtilité à la Delcuvellerie : insinuer un parallèle qui, musicalement, tient la route entre un appel à la prière d’un muezzin d’Istanbul et une œuvre savante de Purcell : il faut le faire !

Puis vient cette confession intime qui n’a rien à voir avec l’exhibitionnisme «cheap» de la téléréalité  ou de certains romans à la mode : la révélation d’un drame intime où père, mère et fils (Jacques et ses parents) sont liés de façon tragique. La subtilité de l’analyse,  la mise à distance de l’émotion, qui en rejaillit plus forte, font de cet album familial l’équivalent théâtral du fameux « Les mots » de Sartre. Rien que ce « mouvement » vaut le déplacement et mériterait d’être isolé, un peu comme dans la longue épopée de Rwanda1994, la Cantate de Bisesero a pu cheminer seule, pour témoigner de tout le drame. Puis vient l’entracte. La deuxième partie du projet part en force avec la confession impudique d’héroïnes du Marquis de Sade : une confrontation inouïe de deux femmes d’un cynisme total avec de temps à autre l’intervention des « jumeaux », dédoublés, le moi et le surmoi de Delcuvellerie : une ombre d’autoportrait cynique avec une percée marxiste : et si le « sadisme » trouvait sa réalisation suprême dans l’embargo économique voulu par les Américains pour mettre Saddam Hussein à genoux ? Là, maître Jacques, prêche pour une chapelle un peu étroite et sa métaphore se fait un peu lourde. L’esprit fin vire propagandiste là où les faits parlent d’eux-mêmes contre la politique américaine dans cette région du monde.¨La suite (et quasi fin) nous a déçus : l’hommage à Brecht, via un extrait de La Mère, une des grandes mises en scènes « historiques de Delcuvellerie, tourne ici à la farce via un incompréhensible ballet d’angelots kitch. Tout comme le bref final en échappée jolie mais incongrue dans le monde idyllique du douanier Rousseau : l’homo sapiens ressuscité dans  une nature d’avant le péché originel ? Pas très convaincante, pour moi, cette « chute ». Reste que cet Uomo di meno est une énorme machine à rêver, pense, jouir, comme seul le théâtre vivant peut le permettre : l’œuvre et son créateur méritent un immense respect et un énorme coup de chapeau. Respect face au culot de la pensée, à la beauté visuelle et musicale de l’ensemble, au boulot (y compris physique) accompli,  à l’ambition encyclopédique du projet. Coup de chapeau à son art de mettre en scène des acteurs qu’il faudrait tous citer, tant il les fait jouer « juste »  même dans leurs excès. Le duo de Jacques Delcuvellerie  avec Alexandre Trocki est magistral. La jeune Valentine Gérard, dans le rôle très caricatural de la « bimbo » rubénienne  et sadienne parvient à éviter le piège de la vulgarité : une intelligence aigüe dans un corps plantureux. Transcendantes aussi, Sophie Kokaj, d’une dignité à fleur de peau dans le rôle de la mère ou Francine Landrain, incarnant tour à tour Pasolini et une confidente sadienne. Ils sont tous "hors limite", non seulement les acteurs mais tous les participants, Johan et Johanna Daenen, scénographes, sculpteurs d'espaces, aidés par les lumières de Marc Defrise, la structure musicale de Jean-Pierre Urbano ou les vidéos de Marie-France Collard. Que ces mordus d'un théâtre "total", engagé, fort, jouent 10 jours d’affilée, un spectacle de 7h qui se termine 6 fois à  trois heures du matin ajoute un côté « sportif » qu’on ne retrouve qu’à Avignon (et encore 10 jours de suite 7 h, record battu).Saluons donc la performance physique, en plus. Le spectacle sera repris la saison prochaine au Théâtre de la Place à Liège. Sa durée le destine à un public de passionnés ou de professionnels du spectacle.

Le Blog de Christian Jade,  25 mars 2010

 

 

Un homme, tous les hommes

“Un uomo di meno” nous embarque pendant 7 h au cœur de l’homme.

 

Ambitieux et passionnant spectacle. Jacques Delcuvellerie, 64 ans, l’avait annoncé depuis plusieurs années : il voulait se lancer dans un projet marathon en plusieurs épisodes, testament désespéré et pourtant fou d’amour et d’engagement, rempli de tous ses fantasmes, consacré à la fin probable de l’Homme et à sa fin à lui, inéluctable.

 

Le premier volet est présenté au Théâtre National et dure 7 heures. Un temps record qu’on ne voit pas passer tant on est suspendu à un spectacle qui touche souvent au plus profond de nos tripes, de nos espoirs et de nos désillusions. D’autres volets s’annoncent. Claude Schmitz prend le relais pour un second spectacle qui sera créé au Kunstenfestivaldesarts et la grande actrice allemande Anne Tismer était dimanche au National pour suivre ce premier volet, devant jouer dans un épisode ultérieur.

 

Delcuvellerie a marqué 30 ans de théâtre en Belgique avec le Groupov. Ces derniers spectacles, coups de poing, marqués par l’engagement politique et artistique, restent en mémoire : "Rwanda 94", "Anathème", "Bloody Niggers". Avec l’âge, il jette un regard noir sur le monde. Il n’est pas le seul. Le prix Nobel Christian de Duve fait de même dans son dernier livre, comme la philosophe Isabelle Stengers. Les inspirateurs de Delcuvellerie, comme Franz Fanon ou Pier Paolo Pasolini le disaient déjà quand on croyait encore que les lendemains chanteraient forcément.

 

Dans "Un uomo di meno" ("Un homme de moins"), il met en parallèle toute une vie, la sienne, qui arrive à son terme et le destin du monde qui court à sa perte. Si le point de vue semble narcissique, le parallèle tient la route grâce à l’inventivité du spectacle, où se mêlent prouesses d’acteurs, chansons, humour souvent grinçant, vidéos, témoignages. Ici, le plus universel rejoint le plus singulier, la vie de Jack Delui (le double de Delcuvellerie, lui-même dédoublé : Delcuvellerie jouant son propre rôle et un formidable Alexandre Trocki jouant son cerveau droit ou gauche).

 

La première partie (4 h avant l’entracte) est la plus réussie. On suit les témoignages accablant de scientifiques annonçant l’Armageddon de la terre : bombes nucléaires, réchauffement climatique, guerres de la faim, nanotechnologies. La planète va droit dans le mur et l’homme est aveuglé par son égoïsme et ses intérêts immédiats. Pour Gaïa (la Terre), la mort de l’Homme n’est rien du tout, une espèce de moins, c’est tout. Mais pour nous, il est déjà quasi trop tard.

 

Déjà Eros et Thanatos se retrouvent : Jack Delui est en chaise roulante, blessé par la vie mais soigné par une nurse sexy, bimbo à moitié nue, dernier lien à la vie (ici, les femmes sont mamans ou putains).

 

Le "mouvement" suivant est le plus bouleversant quand Delcuvellerie lui-même raconte son enfance et surtout le drame de son père qui dans un accès de folie, a tué sa mère, tenté de l’étrangler avant de se suicider. Tout au long du spectacle, il parle d’ailleurs de la culpabilité des fils à l’égard des fautes du père, thème de la tragédie grecque qu’il récuse.

 

Cette première partie est ponctuée de musique souvent magnifique : religieuse, italienne, et merveilleusement chantée. On revit pleinement ce passage unique d’une société immuable et conservatrice des années 50 à l’explosion libertaire des années 60. Et quand on voit le jeune Bob Dylan chanter, on comprend, même quand on n’a que 20 ans aujourd’hui, que le monde était alors encore plein de solidarité et d’engagement. Même si les plus clairvoyants, comme Pasolini très présent, annonçaient déjà l’enfer de la société de consommation. Pasolini qui mourut lacéré sur une plage d’Ostie sans qu’on cherche les commanditaires du crime.

 

"Un uomo di meno" brasse large tout en allant à l’essentiel, c’est-à-dire nos engagements, nos espoirs, la mort et le sexe, le vivre ensemble, nos égoïsmes et nos générosités. La seconde partie nous a paru moins convaincante et tirée en longueurs inutiles. Delcuvellerie s’est amusé à donner 45 minutes d’un texte beau et terrifiant de Sade où Justine raconte son plaisir sexuel intense à brûler la maison des pauvres et à les tuer. Delcuvellerie qui n’a peur de rien, met cela en parallèle avec notre société riche de jouissance qui se bâtit aux dépens de millions de morts ailleurs. Il montre un moment la responsable américaine (Madeleine Albright, nouvelle Justine de Sade !) justifier les dizaines de milliers de morts dues à l’embargo contre l’Irak au nom des intérêts occidentaux.

 

Après un long passage théâtral d’hommage à Brecht, Jack Delui meurt dans la tempête pour se retrouver au paradis du Douanier Rousseau, au milieu de la jungle avec son égérie nue (Valentine Gérard). On ne se refait pas, Eros est là pour consoler de Thanatos.

 

Guy Duplat, La Libre  Belgique, 23 mars 2010
 
  
 

 

Scènes « Un uomo di meno » de Jacques Delcuvellerie au Théâtre national
Voyage au centre de l’humain

 

 

 

 

L'essentiel
Jacques Delcuvellerie s'inspire de sa vie et de sa mort prochaine.
Déchirant, terrifiant mais aussi drôle, intelligent, tendre et bouleversant.
L'intime et l'universel y vont de pair.
Une formidable équipe y prouve que le vivre ensemble est encore possible.
 

 

C’est l’histoire d’un homme qui voit arriver la fin de sa vie. Un homme qui voit arriver la fin de l’homme. Un homme qui tout en sachant cela inéluctable, veut lutter jusqu’au bout. Y compris avec ses propres démons.

 

Avec Un uomo di meno, Jacques Delcuvellerie nous emmène au cœur de la nature humaine. Dans ce qu’elle a de pire. Et de meilleur.

 

Dès l’entrée, on aperçoit à la droite de la scène, toute l’équipe du spectacle devisant calmement autour d’une grande table. Puis, certains se lèvent et rejoignent l’avant-scène. Parmi eux, Jacques Delcuvellerie et Alexandre Trocki, deux faces d’un même homme. Un homme dont la biographie ressemble étrangement à celle du premier nommé. Leurs voix vont se superposer puis dialoguer, se renvoyer la balle, entrer en conflit, donnant chair à toutes les contradictions qui agitent chaque être humain.

 

Très vite, l’un des deux annonce : « Nous sommes le 18 mars de l’an 2010, il est 20h24 et nous avons deux certitudes absolues : 1. Nous sommes vivants. 2. Nous mourrons tous dans les prochaines années. »

 

Deux constats tellement évidents qu’on n’y pense jamais et que le simple fait de nous les rappeler pose d’emblée l’enjeu de ce qui va se dérouler sous nos yeux. Nous sommes vivants et mortels. Partant de là, Un uomo di meno va nous entraîner dans un voyage passionnant, dérangeant, bouleversant, au centre de l’humain.

 

Pour cela, toutes les approches seront convoquées. On chante énormément. Des chants religieux, du Dylan, du Piaf et beaucoup d’autres choses. On danse, sur des chansons d’hier ou sur du R’n’B d’aujourd’hui. On fait se croiser des témoignages filmés de scientifiques nous alertant sur la possible (probable ?) disparition de l’espèce humaine et des moments de pure fiction théâtrale. On est bouleversé par l’histoire d’un homme qui a longtemps occulté la mort violente de ses parents alors qu’il était enfant. On rit énormément à certaines scènes où le théâtre et le réel s’entrechoquent magistralement.
 

 

Entre fiction et réel
 

 

On est à la fois dans le réel le plus cru et la poésie la plus absolue. Des anges déboulent, les ailes marquées du marteau et de la faucille. Pasolini, Brecht, Sade sont parmi nous, tout comme un nain shakespearien, le fantôme de la mère, Nursy l’infirmière sexy…

 

Théâtre, cinéma, conférence, litanie, comédie musicale, théâtre d’ombres (ô combien), débat public, documentaire, tous les genres se croisent, se bousculent pour donner tort à ceux qui disent qu’on sait déjà tout ça, qu’il n’y a rien de nouveau et qu’on en a marre d’être culpabilisé. Delcuvellerie et sa merveilleuse troupe d’acteurs et de techniciens nous prouvent qu’il y a bien du nouveau et qu’il est grand temps de prendre nos responsabilités.

 

Mais on rit aussi à de nombreuses reprises. Quand les deux Delui s’engueulent, quand Alex se prend vraiment pour Jacques, quand la jeune Nursy les renvoie tous deux dans les cordes avec un aplomb formidable.

 

Un uomo di meno est un spectacle long : sept heures. Sept heures où de vrais gens, en chair et en os, de part et d’autre du plateau, partagent une expérience, un voyage, des questionnements, des souffrances, des espérances. Sept heures où l’intelligence et le sensible sont convoqués à part égale. Sept heures où, malgré la violence terrible de certains moments et la terrifiante inconscience dans laquelle nous vivons, on se dit qu’il reste une lueur d’espoir puisque cela a lieu. Sept heures gagnées sur la mort. Sept heures où l’on se dit que, malgré tout, le « vivre ensemble » est encore possible.

 

Jean-Marie Wynants, Le Soir, 20 mars 2010


 

 

 

Adieu à l'Homo sapiens ?

 

 

 

 

Sept heures de spectacle, à la dramaturgie protéiforme, qui s'interroge à la fois sur la disparition d'un homme et sur celle, possible, de l'espèce humaine : Un Uomo Di Meno, de Jacques Delcuvellerie, premier volet d'une tétralogie, au Théâtre national.

 

Ses spectacles ne laissent pas notre conscience ruminer avec complaisance, ils questionnent, ils ébranlent. Nourris de documents, de témoignages, ils affrontent l'Histoire au présent et au croisement des arts. Après Rwanda 94, une date dans l'histoire de la scène, Jacques Delcuvellerie (artiste associé au Théâtre National) et son Groupov (son collectif d'artistes créé en 1980 à Liège) enfant un autre monstre, Un Uomo Di Meno (Un homme de moins), premier volet d'une tétralogie Fare Thee Well Tovaritch Homo Sapiens (Adieu camarade Homo sapiens).

 

Le titre italien s'inspire du Amleto di meno (Un Hamlet de moins) de Carmelo Bene, homme de scène et d'écran disparu en 2002, admiré de Delcuvellerie et ami de Pier Paolo Pasolini, un des anges tutélaires du spectacle. "Pasolini était un homme rare, confie-t-il, qui n'a jamais pensé que la pensée, la connaissance, l'interrogation intellectuelle soient l'ennemi de la création, un homme qui ne concevait pas qu'une oeuvre ne soit qu'expression individualiste, narcissique, mais bien politique, qui affrontait ses propres démons, un artiste au carrefour des cultures populaires et savantes. Pour tout cela, il me touche beaucoup."

 

Son Un Uomo Di Meno, Delcuvellerie le définiti comme "un homme dont la fin personnelle arrive à la fin de bouleversements majeurs. Né au lendemain d'un conflit mondial, en 1946, il pense être à la veille d'un autre : si toutes les crises (financière, économique, écologique, scientifique...) se cumulent, Homo sapiens a les moyens de s'anéantir... ou de muter. Et dans ce sens, Un Uomo Di meno est une oeuvre testamentaire nourrie des réflexions artistiques, philosophiques qui ont accompagné la vie de cet homme et de son temps". Si sa biographie alimente le spectacle, si son personnage central se nomme... Jack Delui, Jacques Delcuvellerie se défend de toute intention narcissique. Pour preuve, il a dédoublé son Jacj Delui entre... lui-même et le comédien Alexandre Trocki. "Rien à voir avec Docteur Jekill et Mister Hyde, mais avec une manière d'affronter les multiplicités contradictoires d'une vie. La question de la limite entre ke réel et sa représentation a été une question essentielle pour le Groupov dès l'origine."

 

En cinq mouvements

 

Pour la gestation de ce spectacle, l'auteur et metteur en scène a réuni une série de gens, de générations, de sensibilités différentes, artistique, intellectuelle, "et même sexuelle", ajoute-t-il malicieusement. Ateliers, séjours en immersion, avec logettes, cuisine, table d'hôtes sur le plateau du National - un moyen productif d'apprendre à vivre, à créer ensemble - ont donc construit un "voyage qui commence d'une manière liturgique, certes perturbé, avec des créatures pin-up des années 1950 au milieu d'un miserere baroque. Viendront un deuxième mouvement en référence au roman, parce que narratif avec personnages, un troisième sous l'aile de Sade et du cinéma pasolinien, un quatrième de théâtre pur avec Hélène Weigel (Madame Brecht) et un cinquième, l'effacement, une féerie finale, où l'homme s'efface dans une mort rêvée, sans parole, mais avec chants et musiques, une constante du Groupov, peut-être parce qu'il y a des moments où la parole ne suffit pas ou qu'il y a des choses qu'elle ne peut pas dire.

 

Michèle Friche, Le Vif/L'Express, 19 mars 2010 

 
 
 

Petite et grande histoire 
 
 

Jacques Delcuvellerie crée le premier volet de la tétralogie “Fare Thee Well Tovaritch Homo Sapiens”.

 

“Un Uomo di meno”, dès jeudi au Théâtre National. 
 
 

L’homme d’aujourd’hui, en plus de devoir faire face à sa propre mortalité, doit affronter "la possibilité, voire la probabilité, de la fin d’une ère, d’une espèce, l’homo sapiens": voilà comment Jacques Delcuvellerie explique les bases du nouveau projet du Groupov, en quatre volets dont les deux premiers naissent cette saison, l’un, demain, au National, le deuxième en mai lors du KunstenFestivaldesArts. Cette fin annoncée, poursuit-il, "est le fait de facteurs qui se combinent, le changement climatique notamment et ses conséquences, les migrations, les ressources raréfiées, les conflits qui peuvent en résulter".
 
 

Il y a des progrès, aussi, "des recherches sur la mutation, sur le vivant à l’échelle subatomique et de la robotique". Il y a le fait que "l’homme engendre ce sur quoi il n’a pas arrêté de produire de la fiction depuis un siècle - depuis Mary Shelley en somme". Serait-ce qu’on a peur du progrès? "Il y a du nouveau: le moyen de s’anéantir, la mondialisation. Or l’homme est-il plus sage qu’en 39? Non. Dès qu’on manque de pétrole, on fait une guerre", résume le metteur en scène, qui ajoute à ces réflexions liminaires l’aspect intérieur: "une problématique responsabilisante est de tenir son destin en tant qu’espèce, alors qu’on assiste à l’amoindrissement des facultés humaines; l’homme est de plus en plus dépendant. C’est pourquoi la question du romantisme revient en plusieurs moments du projet: l’hypertrophie des sentiments, la place considérable de la nature, l’exacerbation devant un rapport qui s’enfuit." S’ajoute à cela, encore, le rapport à la mort, "devenue la dernière obscénité, un rapport qui force à réfléchir, à considérer la condition de mortel. Toutes ces questions vitales se posent dans un moment où l’homo sapiens n’est pas au mieux de sa forme." 
 
 

Autour de cette vaste matière à réflexion s’est rassemblé un groupe d’artistes: "acteurs, auteurs, musiciens, metteurs en scène, etc. Le Groupov catégorise peu... Et aussi des nouveaux, d’autres générations, d’autres points de vue. Si, avec des gens de trente ans, je ne peux pas produire quelque chose autour de cette thématique, autant ne pas le faire." Une première réunion, il y a trois ans, en a engendré beaucoup d’autres, d’échanges, de discussions, de groupes de travail, aboutissant à subdiviser ce "sujet infini" et à la décision de traiter les choses en une tétralogie.
 
 

Dont le premier volet, "Un uomo di meno", initialement programmé la saison passée, s’apprête enfin à voir le jour. "Tous les aléas des créations collectives ont été rencontrés dans cette aventure", sourit Jacques Delcuvellerie, qui souligne avoir voulu quatre metteurs en scène différents "tandis que je serais, disons, directeur artistique de ce projet lié à moi d’une étrange manière".
 
 

Car, explique-t-il, "le thème du premier volet emprunte le fil plus ou moins perturbé d’une biographie" en mettant en parallèle la fin d’une espèce et celle d’un homme au soir de sa vie. Le "héros" se nomme Jack Delui. "Sa tranche de vie, c’est la mienne, poursuit J.D. C’est un enfant de la libération - une enfance hantée par deux guerres mondiales - et qui a l’impression qu’il va finir dans un moment où les facteurs économiques, écologiques, militaires d’une troisième guerre s’exacerbent." 
 
 

S’avouant à la fois très porté par cette idée et très réticent devant "la prolifération de spectacles en moi je", l’artiste, s’il a écrit 80 % du texte et emprunté le reste à Pasolini, Sade, Brecht et d’autres, voit dans "Un uomo di meno" surtout le fruit d’un travail collectif et d’ateliers. Avec, toujours, la volonté que cette histoire d’homme renvoie à la grande histoire. Sur ce fil conducteur, le Groupov (et ses invités) propose "un grand voyage en cinq mouvements, avec des références à une vie d’homme, mais aussi à travers les siècles, les styles, les genres", de la liturgie au cinéma, du roman à la musique, en passant par "une vraie pièce de théâtre insérée dans le spectacle".
 
 

Un spectacle fleuve de sept heures. "Non par volonté de faire long, ni de se distinguer. Je n’ai pas pu faire autrement!" Un spectacle - interprété par Alfredo Cañavate, Laurent Caron, Jacques Delcuvellerie, Jérôme de Falloise, Jean Fürst, Valentine Gérard, Sofie Kokaj, Francine Landrain, Mathilde Lefèvre, Anthony Thibault et Alexandre Trocki, ce dernier dans le rôle du double de Jack Delui - où passent spectres et anges. Un surtout: Pasolini, ombre tutélaire, "artiste engagé, sans aucun guillemet" et "précisément un type d’être humain que je trouve en voie de disparition".

 

M.Ba., La Libre Belgique, 17 mars 2010

 

 

 

Histoires d’un homme en voie de disparition

 

 

 

 

Scènes « Un uomo di meno » au Théâtre National
Histoires d'un homme en voie de disparition

 

L'essentiel
Jacques Delcuvellerie met en scène un spectacle fleuve au National.
La biographie d'un homme croise le destin de l'Homme.
Toute une troupe plonge pleinement dans cet univers.

 

Mardi midi, au Théâtre national. Un par un, ils arrivent tranquillement, viennent saluer le metteur en scène, Jacques Delcuvellerie. Certains se dirigent vers la rangée de lits en fond de scène pour y déposer un sac, une couverture… A partir de ce jour, toute une petite troupe va vivre jour et nuit entre ces murs.

 

Ce n’est pas la première fois que le Groupov se réunit ainsi, « hors du monde », pour une période de création ou de représentations. « Certains ont imité cette particularité mais n’en ont retenu que l’immersion, explique Jacques Delcuvellerie. En ce qui me concerne, l’immersion, ce que j’appelle moi les « décalages », doit nous permettre de faire avancer le spectacle. »

 

Avec Un Uomo Di Meno (Un homme de moins), il s’est lancé dans un projet de longue haleine. « Le spectacle dure 7 heures et est composé de 5 mouvements de longueurs inégales. Mais ces 7 heures résultent d’une sélection très sévère. On aurait de quoi faire plusieurs spectacles avec ce qui a été écarté. Le spectateur pourra tout voir d’une traite mais aussi, s’il le désire, revenir plusieurs fois avec le même billet d’entrée. Il y a aussi des séances commençant à 15 heures le week-end.

 

La durée tient à l’ampleur de la thématique qui évoque à la fois la destinée de l’être humain (Est-ce que notre espèce est condamnée à disparaître ?) et la biographie d’un personnage central. Avec un essai de lien entre la petite et la grande histoire, jusque dans l’intime. Il y a aussi un côté « bilantaire » d’un personnage qui n’emprunte mon propre itinéraire que jusqu’à un certain point. »


 

 

Un double Delui

 

Sur scène, ce personnage porte le nom de Jacques Delui et est interprété par Alexandre Trocki et Jacques Delcuvellerie lui-même. « Nous sommes des êtres multiples mais surtout doubles. Nous sommes parfois déchirés, divisés, en opposition avec nous-même. Ce personnage à deux visages me permet aussi une forme de mise à distance de ce qui m’a beaucoup fait hésiter dans ce projet : le narcissisme du « moi je ». Ca m’énerve souvent au théâtre, ces spectacles où on ne parle que de soi. Ici, le dédoublement offre quelque chose de plus riche, de plus complexe.

 

Et puis je crois que la génération dans laquelle s’inscrit ce personnage permet d’évoquer, outre de grands moments historiques, des variations très importantes de la sensibilité. Il est né en 1946. C’est un enfant de la Libération. Il est passé par l’euphorie des années 60, la révolte de 68, le consumérisme, la marchandise qui devient le fétiche de notre société… Et il va mourir au début de ce 21e siècle, dans le sentiment que de nouveaux grands conflits peuvent advenir. Si, réellement, des centaines de milliers de réfugiés climatiques débarquent ici, comment réagiront nos sociétés, sinon par la violence ? »

 

Dans ce parcours, on croisera les deux visages de Delui mais aussi une jeune femme symbole de ses fantasmes de jeunesse, des anges venus du passé et les figures tutélaires de Brecht et Pasolini. « Ce dernier est très présent dans le spectacle. Pour plusieurs raisons. D’une part, il est au croisement productif de la tradition populaire et de la culture la plus savante et avant-gardiste. D’autre part, c’est un artiste engagé mais « hérétique », se référant à Marx jusqu’au bout, mais ayant toujours un regard critique. C’est aussi un homme qui affronte ses propres démons de manière créative. Et puis, alors qu’aujourd’hui « intellectuel » est une injure, c’est quelqu’un qui ne pense pas que la pensée et la connaissance sont ennemies de la création. »

 

On ne peut que se réjouir de constater qu’avec Un Uomo Di Meno, une telle pensée est encore à l’œuvre aujourd’hui.

 

Jean-Marie Wynants, Le Soir, 17 mars 2010