Texte & Publication

Pas de refuge pour Cassandre - 2003


Catégorie : Autres réflexions
Auteur : Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : Revue Mouvement
Date : 2003

"Come in, she said, I’ll give you

A shelter from the storm"
                                          Bob Dylan

 

 
 
            Ce soir, ma plus jeune fille – quatorze ans – regarde pour la troisième fois “Seven”. Histoire, on s’en souvient, d’un serial killer dont les meurtres et la mort programmée constituent à la fois une sorte d’œuvre d’art et une homélie pour le temps présent sur les sept péchés capitaux. Vaguement inquiet de cette passion pour un film bien réalisé mais plutôt morbide chez une adolescente apparemment très éloignée de cet univers, je regarde avec elle. Je constate une fois de plus l’extraordinaire prégnance de la bible dans l’imaginaire américain et, soudain, je note un petit événement qui m’avait échappé à la première vision. A un moment, la recherche du tueur amène les policiers à recourir, de manière clandestine, à une source de renseignements dont j’ignorais tout et qui est donné ici pour un fait connu et avéré. Il semble qu’aux USA, les bibliothèques publiques soient tenues désormais de communiquer au FBI les coordonnées de leurs usagers qui empruntent certains livres… Ainsi, serial killer mis à part, au réseau déjà incroyablement dense des informations que peuvent réunir aisément sur chacun de nous, quelles que soient les fragiles barrières juridiques, les institutions, les employeurs, les services de l’Etat , les banques, etc., s’ajouterait encore ce fichage des curiosités « incorrectes »…
Le futur laissera-t-il subsister des zones de refuge à la dissidence ?
 
C’est de très loin que les hommes ont senti cette nécessité d’établir des sanctuaires, des asiles, des lieux au seuil desquels on ne peut sonner l’hallali, où s’arrêtent la poursuite, la traque, la chasse. C’est-à-dire, paradoxalement, un endroit où la loi prévoit le suspens de la loi, où le « hors la loi » s’y trouve effectivement placé. Les Hébreux mettaient dans la bouche de Dieu lui-même cette injonction à épargner le criminel qui s’empare des cornes de l’autel, à l’exception cependant du coupable de meurtre prémédité. Au-delà du temple, la tradition biblique évoque six villes de refuge pour ceux qui auraient tué involontairement, l’assassin y demeurait le temps que les Anciens décident de la qualification de ce meurtre. Si l’acte était déclaré accidentel, le meurtrier trouvait asile dans cette ville de refuge jusqu’à la mort du grand prêtre en exercice, après quoi il pouvait rentrer en toute sûreté dans sa ville natale. Ce délai semble motivé par le souci d’apaiser le désir de vengeance. En fait, l’institution même des « villes de refuge » traduit le désir d’alléger le poids social des vendettas. Mais peut-être : un désir seulement. Il ne semble, en effet, nullement assuré que ces dispositions aient été réellement mises en pratique. Le pouvoir n’apprécie guère ce qui marque une borne à sa puissance. Aujourd’hui, ce qui reste du « droit d’asile » dans nos églises où périodiquement, en France comme en Belgique, des « réfugiés » tentent de faire valoir leurs droits, vole régulièrement en éclats devant les nécessités économiques et les impératifs de « l’ordre public ».
 
Asile, sanctuaire, refuge, un très ancien signe de civilisation, d’humanisation, d’humanité, au sens plein. Un signe qui tend à s’effacer. Qu’il soit dit économique ou dit politique, l’étranger réfugié chez nous se confond de plus en plus avec le clandestin. Quand le globe se divisait encore en deux camps, accueillir un réfugié participait de la lutte et démontrait la supériorité d’un système sur l’autre. Hier, un dissident albanais était bienvenu, aujourd’hui un travailleur albanais est un délinquant à expulser « chez lui ». Et nous, indigènes européens de ces terres encore si convoitées, où irions-nous si d’aventure elles nous devenaient invivables ?
 
            Nous vivons dans un monde à présent dominé par une seule superpuissance, avec une hégémonie de pouvoir inconnue jusqu’ici dans l’histoire, sans aucune commune mesure avec les empires précédents. Empire dirigé par un pantin, certes, mais qui représente effectivement les intérêts des véritables maîtres de la planète, et qui a non seulement déclaré qu’il représentait les forces « du Bien » contre celles « du Mal » mais conjointement souligné que quiconque n’était pas avec lui était contre lui et serait traité comme tel, en ennemi dans une guerre. Menaces suivies d’effets, comme nous le savons tous. Les tensions extrêmes de la société contemporaine, dont le 11 septembre 2001 a permis qu’elles se « résolvent » désormais par la guerre, la répression accrue, la restriction toujours croissante des libertés et de la protection de la vie privée, aux USA d’abord

[2] en Europe de plus en plus, ces tensions ne vont pas diminuer – au contraire, « Le Monde Diplomatique » (entre autres) en dresse chaque mois un état chiffré ou non qui fait frémir.

 

            30 000 enfants par jour continuent à mourir de faim. Les lois économiques qui les tuent sont aussi précises et connues que celles de la balistique si on les fusillait. Au sommet de cette pyramide de cadavres, de violences, et de relative prospérité pour un nombre restreint de pays qui ne vivent que dans la terreur d’une récession brutale : l’Etat impérial. Il compte le plus grand nombre de milliardaires mais aussi la dette publique la plus importante, le plus grand nombre de tués par armes à feu, le plus grand nombre de viols, le plus grand nombre d’enfants victimes de mauvais traitements, le plus grand nombre d’homicides sur des mineurs de moins de quinze ans… le plus faible pourcentage de participation aux élections

[3]

 

Ici, sur le «Vieux Continent », ont émergé à nouveau (qu’on les qualifie par crainte ou par pudeur de « populistes » ou « d’extrême droite », peu importe) des forces politiques héritières directes et – souvent – ouvertement revendiquées comme telles, du nazisme et du fascisme. Elles participent maintenant à de nombreux niveaux de pouvoir dans plusieurs pays de l’Union Européenne, parfois au gouvernement même de la nation. Et où cela ? Avec une obscénité inouïe et inimaginable encore il y a vingt ans : dans les pays mêmes d’où ces forces ont jadis terrifié le monde : Autriche, Italie… Dans ce dernier Etat, une sorte de Citizen Kane de comédie règne sur l’information comme sur le parlement où il se refait des lois sur mesure, à sa guise, tout en chantant les louanges de Mussolini et en gouvernant par épisodes avec La Ligue du Nord ou avec les néo-fascistes de l’Alliance Nationale. Je ne parle pas de la honte équitablement répartie entre la Hollande, la Belgique (il n’y a qu’au niveau fédéral que le Vlaams Blok ne participe pas encore au pouvoir), le Danemark, le dernier résultat électoral incroyable en Suisse à l’instant où j’écris, etc. La France ne saurait, elle, oublier si vite que le président Chirac ne doit sa « victoire » qu’à un ultime sursaut de citoyens votant pour lui, la mort dans l’âme, afin d’éviter l’innommable. Quand au gouvernement travailliste anglais : alignement total sur Bush, désinformation orchestrée, mensonges, scandales, le service des intérêts pétroliers britanniques y tenant lieu de politique étrangère. A l’Est, l’ancien chef du KGB, rien moins, règne sur une société où le business et la maffia, les nouveaux riches et les gangsters, sont devenus indissociables et mène en Tchétchénie avec la bénédiction de l’Occident une guerre interminable, d’une cruauté sordide et impitoyable.
 
 Réfugié… Et nous, mes amis, où irons-nous nous réfugier si tout ce qui advient depuis une décennie, et singulièrement depuis 2001, n’était que le prélude encore timide à de plus vastes, de plus radicaux, de plus insupportables bouleversements ? De ceux qu’on ne peut tolérer sans s’abdiquer soi-même ?
Paranoïa ? Cassandre de comptoir du Café du commerce ? L’histoire du court XXème siècle ne devrait-elle pas inciter à plus de circonspection ? Comment sont-ils morts ceux qui avaient proclamé joyeusement et sincèrement « la der des der » après 14-18 ? Toujours dans la même innocence ? Depuis le 11 septembre, cette militarisation insensée de l’économie et de la vie politique des maîtres du monde n’a en rien éradiqué Al Quaïda mais a conduit à l’écrasement de peuples entiers. Et dans le collimateur, plus loin, le pétrole de l’ex-URSS ? La Chine ? Chaque année, le budget de la « défense » des USA devrait augmenter de 45 milliards de dollars pour atteindre en 2007 la somme impensable de 470 milliards. En 2001, ils ont dépensé pour la « défense » dix fois plus que les Russes, sept fois plus que les Chinois, et vingt fois plus que les sept Etats « voyous » pris ensemble. L’Irak n’avait dépensé que 0,46% du budget US, la Corée du Nord 0,43%, Cuba 0,23%… Qui représente un danger pour qui ? Qui, dans l’aggravation constante et accélérée des conditions de vie de l’immense majorité des êtres et aux explosions qui s’ensuivront inéluctablement, qui – en définissant le choix actuel comme celui d’applaudir à l’ordre mondial inhumain qu’ils orchestrent ou être rangé au camp des mollahs et des terroristes, qui représente un danger mortel pour tous ?
 
 

            Oui, qui dit : réfugié, présuppose un refuge possible. Brecht, fuyant l’Allemagne puis, de frontières en frontières, l’avancée foudroyante des armées d’Hitler, écrivait avoir « changé de pays, plus vite que de souliers », jusqu’aux USA finalement. Ah non, pas finalement, voici Mc Carthy et la chasse aux sorcières, retour à Berlin dans ce qui se nommait RDA, un pays aujourd’hui disparu. Il vécut là quelques années, plutôt heureux, et y mourut, non sans avoir gardé jusqu’au bout un passeport et, paraît-il, quelques fonds étrangers, on ne sait jamais…

 

 
 

            Et nous, mes amis, si notre existence et notre pratique devenaient franchement indésirables, où irions-nous désormais ? Où serait-il ce havre chaque jour plus improbable ?

 

 
 

            Ce n’est pas seulement le système économique unique, ni le réseau de surveillance monstrueux (par satellites, par informatique, sur toutes les sortes d’onde), ni la dissémination aux mailles très serrées aujourd’hui des services de renseignements de l’empire, ni la discrimination des chances devant la répression selon la fortune (tous ces candidats réfugiés, juifs et opposants, arrêtés en 40-45 aux portes de la Suisse faute des ressources financières exigées), qui rendent maintenant improbable un refuge pour la dissidence, mais ce serait encore au cœur même des imaginaires qu’il deviendrait difficile aux jeunes générations de trouver asile. Se réfugier, s’exiler en soi-même en attendant l’interdiction professionnelle, l’arrestation, la mort peut-être, dernière issue que certains esprits se sont frayée parfois au cœur même des enfers concentrationnaires …oui, mais demain, vers quel territoire du « moi » ? Cette voie d’une préservation minimale de l’essentiel, la dignité intime, ne semble-t-elle pas se rétrécir chaque jour quand la babysitter électronique veille désormais à l’éducation des sens et des sensibilités avant même la parole, et ce avec une omniprésence (tv, jeux, pubs, variétés, etc) dont le « totalitarisme » n’a rien à envier à quelqu’autre régime que ce soit ? Quiconque assiste à de premières « improvisations » dans une classe d’art dramatique (un lieu relativement privilégié pour observer le cours intérieur du temps) pourrait témoigner du fait que, de nos jours, quelque chose s’y trahit qui n’a rien à voir avec la traditionnelle « différence des générations », mais touche à une altération de la nature même de l’espace mental humain.

 

Ce délabrement intérieur de l’homme occidental, en même temps qu’il continue à réduire, niveler, dissoudre les cultures hétérogènes et celles de la résistance, coïncide exactement avec ce moment inaugural, non seulement dans l’histoire de l’homme mais de la vie, où nous commençons à intervenir énergiquement dans l’ingénierie du vivant. L’an passé, on nous a annoncé des pas décisifs vers le clonage humain et, dans le même temps, certains se livraient à la réalisation déjà de quelques miracles tels que la fécondation d’une femme par le sperme d’un homme mort depuis longtemps. Sans doute l’expérience aurait été plus parfaite si elle avait été vierge.
Dans ce monde du marché, de la concurrence effrénée et du profit maximum, l’exploitation de la génétique laisse craindre davantage encore que celle de l’atome, ou peut-être vaudrait-il mieux les dire « complémentaires » ?
 
 

            S’il n’est donc plus d’asile qu’excessivement provisoire dans les temps qui s’annoncent, il n’est pas d’autre choix que de résister sur place. A s’efforcer de rendre résistible cette détérioration apparemment irréversible de la planète comme cette chute de l’homme dans ses propres avatars. Ceux qui se dressent contre Moloch, de Buenos Aires à Seattle, d’Athènes à Berlin ou au Cap, ne luttent plus seulement pour un monde simplement vivable mais encore, c’est devenu identique, pour une disparition à tout le moins plus lente de l’homo sapiens. Le refuge aujourd’hui c’est la résistance, ouverte et déclarée.

 

 
 
 

Jacques DELCUVELLERIE

 

        
 
           
 
           
 
 
[1] Jacques Delcuvellerie In Revue Mouvement.
[2] Cf. sur ce sujet notamment La fin de la liberté. Vers un nouveau totalitarisme de Gore Vidal, Rivages, 2002.
[3] Sur les méfaits de l'administration Bush dans le domaine de la protection sociale, des soins de santé, de la destruction de l'environnement et des réserves naturelles, etc … Cf. Michael Moore, Mike contre-attaque, La Découverte, 2002.