Texte & Publication

Le Groupov, c'est la beauté de l'éthique - 1991


Catégorie : Le Groupov
Auteur : Jean-Marie PIEMME
Tiré de : Alternatives Théâtrales n°38
Date : 1991

On n'est pas Groupov par carte d'appartenance, on peut l'avoir été et puis ne plus l'être, on peut en être proche sans l'être continûment, on peut aussi en être sans en avoir toujours fait partie. J'évoquerai donc ici moins la réalité empirique de ceux qui de près ou de loin ont fait ou font encore le Grou­pov qu'un certain état d'esprit qui donne une identité aux travaux du groupe.
 
Groupov est un paysage imagi­naire et complexe qui abrite des na­tures bien différentes. Dans un lieu ignoré du monde, des hommes et des femmes se sont un jour retrouvés, co­médiens, metteurs en scène, philo­sophes, musiciens, sur base d'une affinité avec le théâtre, elle-même liée à des voisinages d'interrogation sur le réel. Ont-ils voulu se faire remarquer comme tous ceux qui démarrent? Pas exactement. Ont-ils comme toutes les avant-gardes voulu innover en faisant table rase? Pas du tout. Leurs talents individuels auraient facilement trouvé preneurs dans le théâtre reçu. Quant à la tradition, ils la revendiquent. Sen­sibles au déplacement du théâtre dans l'ordre ou le désordre social, ils ont cependant refusé de faire comme si cette tradition théâtrale était restée pareille à elle-même, vivace, ils ont refusé de la fétichiser. Au lieu de dire : le théâtre existe depuis longtemps, continuons !, ils sont revenus à des questions plus primitives : où est le théâtre? Comment en faire avec ce qui en reste? Quelle nécessité éprou­vons-nous de le faire?
           
Refusant de faire comme si la chose allait de soi, refusant de s'ali­menter au répertoire qui existe (qu'ils connaissent bien, car ce n'est pas l'ignorance qui fonde, comme souvent chez d'autres, leur radicalité !), ils po­sent en préambule le rapport énigmatique que l'on entretient personnelle­ment avec l'acte théâtral et le rapport non moins énigmatique que le théâtre peut aujourd'hui entretenir avec la réalité comme les seuls points de dé­part acceptables pour accomplir ce qui pour eux n'est ni une fonction ni une vocation.
 
Tout de suite, il sera clair que la représentation en série ou la tour­née ne sont pas leurs fers de bataille. Pas de régularité dans les présenta­tions, un spectacle qui vient quand il vient, pas de recherche efficace du produit fini : la chose qui se fait im­porte plus que la chose faite, le pro­cessus dans ses bonheurs, son errance ou sa productivité problématique est jugé plus désirable que la soumission aux demandes peignées de l'institu­tion. Résultats : des aventures toutes en aspérités et en surprises, des mo­ments de théâtre aigus qui revendi­quent leur « imperfection » au regard d'une certaine mythologie de l'Œuvre. Ces hommes et ces femmes vont donc cheminer, répondant aux énigmes du théâtre et du monde par d'autres énigmes, par des perfor­mances laissant parfois le spectateur dans l'étrange certitude d'avoir croisé un sphynx. Groupov n'est pas symbo­liste pour autant. Dans son interroga­tion, la matière domine et si le mot est accepté c'est encore comme une matière. La manifestation du corps sur le plateau cherche l'excès, elle gé­nère un temps de représentation spé­cifique et des espaces de jeu non conventionnels. Elle interroge la condition du spectateur, l'acte de voir, elle n'est pas un point de repli ou un refuge pour ne plus rien regar­der autour de soi. Le corps du Grou­pov n'a pas d'œillères. Même dénudé, c'est un corps historique, le corps des gens qui vivent dans un monde poli­tique précis. Le corps de gens qui viennent après d'autres, Marx, Ba­taille, Artaud, et qui ne se présentent pas à nous dans la bêtise d'un surgis­sement sans racine.
 
Ils ne forment pas un collectif : ils ne se sont pas réunis faute de per­sonnalité mais justement parce qu'ils en avaient chacun à revendre. Ils ne forment pas une troupe : le mot a des senteurs de « théâtre dans la cité » qui les fait sourire nostalgiquement. Ils ne forment pas non plus une secte qui campe avec dédain sur ses positions, même si çà et là les séductions et les turbulences de la maîtrise sont pré­sentes. On devrait plutôt les comparer à une race nouvelle de chercheurs qui travaillent le monde avec leur tête, et leur tête avec leur corps ! Des prati­ciens qui théorisent en jouant, des théoriciens qui paient de leur person­ne en s'exposant sur le plateau, des dialecticiens qui savent que la preuve du pudding, c'est que ça se mange ! La soumission à l'acte de théâtre et à la volonté de faire, quelles que soient les conditions matérielles où ils sont, ne les empêche pas de discuter beaucoup. Ils s'interpellent, se cautionnent, se menacent, s'invectivent, ils (s') écrivent sur l'état social de leur temps, ils profilent leur subjectivité dans le monde, ils fixent leurs processus de travail, les exercices auxquels ils se li­vrent, les bases qu'ils se donnent, bref, ils redoublent la pratique du plateau d'un théâtre de la pensée fait d'interlocutions parfois sereines, par­fois violentes. Pas étonnant donc que l'esprit Groupov se nourrisse en per­manence de la question de la Vérité, ­non pas d'une Vérité à transmettre, mais d'une Vérité comme lieu d'ins­cription du travail (voir par exemple, la LETTRE À CELLE QUI ÉCRIT LULU/LOVE/LIFE. CINQ CONDITIONS POUR TRAVAILLER DANS LA VÉRITÉ de Jacques Delcuvellerie qui par ailleurs réalise actuellement deux spectacles fondés sur un projet commun : L'AN­NONCE FAITE À MARIE de Claudel d'une part et d'autre part un spectacle au texte original où se croisent dans une violence du verbe le sexe, l'esprit de Sade, l'interrogation sur le terroris­me et la dérive de notre temps dans la marchandise et le morcellement).
 
Donc rien de circonstanciel dans ce Groupov (par ailleurs peu fa­vorisé dans la distribution annuelle des subventions) mais plutôt le pres­sentiment qu'un trajet doit s'accom­plir dans l'intense, qu'il est long et difficile, que le but atteint désigne seulement le départ d'un nouveau pé­riple, que travailler, c'est marcher à la fois en arrière et en avant, croiser ce qui jusque-là s'écartait, mais aussi sé­parer ce que l'on croyait fermement uni. En conséquence, depuis un cer­tain nombre d'années, ils marchent ! entraînant avec eux des spectateurs hardis à qui on propose la mise en spectacle d'une urgence, un acte né­cessaire. Nous sommes loin des pra­tiques enchantées d’une culture de bon goût. Pas de chic. Pas de grâces. Mais une séduction de la rigueur, oui ! Chacun qui assiste sent bien qu'on ne l'a pas convié à une réjouissance es­thétique. Il n'y a pas d'esthétique Groupov. Il y a certes des formes ré­currentes qui signent le travail : le motif du repas, l'utilisation de textes fragmentaires, pas forcément catalo­gués comme littéraires, la citation sous toutes ses formes, le recours au récit, l'utilisation de la musique, un certain goût pour le matériel électro­nique, un plaisir à une certaine anticipation, etc. mais rien qui affiche une prétention à faire système. On prend ce qu'on trouve, on travaille avec ce qu'on a. Ce n'est pas faute de savoir l'intérêt de la scénographie et des images. Mais celles qui existent, ils les sentent usées, un peu mensongères dans leur plénitude. Eux croient que dans un temps de profusion décorati­ve, il n'est pas mauvais de décevoir. Donc, ils sont plutôt minimalistes, par souci de méfiance. Aux formes qu'ils acceptent, ils demandent d'abord qu'elles aient prouvé le bien­ fondé de leur utilisation. En atten­dant, le presque rien leur assure une paix royale du côté de l'excitation mé­diatique, et il ne viendrait à personne l'idée d'aller voir le Groupov pour passer une bonne soirée entre amis. C'est toujours ça d'arraché à l'assom­mante habitude du loisir !
 
En règle générale, l'establish­ment théâtral, quand il se déplace, se méfie. Il colle vite une étiquette d'expérimental sur ce qui bouge. Le mot d'expérimental n'est pas tout à fait faux : au Groupov, dans une certaine mouvance des années post soixante-­huit, on s'est livré et on se livre enco­re à des expériences. Mais celles-ci n'ont rien de formaliste, elles ne tra­duisent pas l'essoufflement de la pen­sée devant le réel comme il en va sou­vent de l'expérimental, elles procè­dent d'une toute autre motivation : le Groupov a mis l'éthique au poste de commandement.
 
Le Groupov a la beauté de l'éthique. C'est un trait fondamental de son travail. Il se préoccupe de l'état des choses et pas de la dernière mode esthétique. Il revendique haut et fort le refus d'accepter que tout vaut tout, il pense que tous les comportements, toutes les croyances ne s'équivalent pas, que certaines sont plus légitimes et plus désirables que d'autres, qu'il y a des valeurs que l'on doit défendre et d'autres qu'il faut attaquer, au besoin avec violence, que si le sens du monde paraît parfois vaciller, ce n'est pas une raison pour en remettre et relancer joyeusement le tourniquet de l'insi­gnifiance. D'une manifestation à l'au­tre, d'un texte à l'autre, court le souci d'une folie responsable (hier, elle écar­tait le texte de répertoire, elle l'inclut davantage aujourd'hui, avec une pré­dilection pour l'écriture müllérienne dans laquelle ils se reconnaissent plei­nement), dont on ne prend la mesure que par une fréquentation régulière. Le Groupov n'est pas le théâtre des coups par coups, quelque chose à quoi on vient assister une fois pour voir, pas le théâtre du truc opportuniste, du machin qu'il faut faire à ce mo­ment-là. C'est un théâtre qui postule chez le spectateur une vertu difficile : la continuité. Il demande à celui qui vient de s'engager dans une dé­marche, d'aimer ou de discuter, de re­fuser même, mais de se mouiller dans le sac et le ressac des bonheurs et des déceptions qui font la vérité d'un tra­jet à long terme. Le Groupov n'est pas un diamant caché qui attend le coup de projecteur médiatique pour briller de tous ses feux. C'est plutôt une on­de de fond, quelque chose qui a une intensité variable dont on perçoit mal l'amplitude et la localisation exacte des effets, un bruit sourd et disconti­nu qui trouble la quiétude, une éner­gie en mouvement qui vous donne un rendez-vous pour la prochaine fois, un théâtre résolument minoritaire qui n'ambitionne pas de réunir un maxi­mum de gens sur un coup bien ciblé.
 
C'est en cela peut-être que le Groupov est exemplaire. Dans une so­ciété en voie de médiatisation généra­lisée, si habile à transformer tout, y compris l'acte artistique, en produits­-marchandises à usage d'une petite bourgeoisie soucieuse de rentabiliser ses diplômes, ses vacances et ses loi­sirs au théâtre, il nous fait pressentir que la survie du théâtre comme art de la signification et non comme diver­tissement épicier, fût-il d'épicerie fine, passe plus que jamais par la re­constitution d'un lien organique entre un regard de spectateur et une démarche, un lien qui se déploie dans un espace sensible et intellectuel autre que celui du consensus obligé. Dans le contexte d'une société qui universalise l'insignifiance, toute dé­marche majoritaire calquée sur le modèle de la consommation généralisée doit être tenue pour suspecte. Il faut au contraire privilégier tout ce qui va dans le sens d'une approche spécifique du réel par les moyens du théâtre en assumant les limitations de reconnais­sance (médiatique par exemple) que cette attitude suppose mais qui, si on y regarde bien, a toujours été l'apana­ge du théâtre. On fait du théâtre ici et maintenant pour ceux qui sont là à partir des questions qu'on se pose sur la vie, la société, l'amour, la mort et sur le fait d'en parler avec les moyens du théâtre. Parfois le questionnement atteint à une haute productivité, par­fois, il est moins productif, parfois même il peut l'être très peu. Qu'im­porte ! Les académismes qui raffinent de leur savoir-faire un sens archi connu, voire une absence de sens, et qui pour cette raison sont tièdement acceptables partout sont autrement dangereux. Ils remplissent de molles­se le désir du théâtre et contribuent ainsi à mettre à mort sa nécessité. Le théâtre se mutile lui-même lorsque trop anxieux d'un large consensus qui lui assure une circulation facile et un accès aux surfaces médiatiques, il nous refuse le spectacle émouvant de la pensée qui s'exerce à ses propres risques et périls. Et nous, comme spectateurs, nous nous humilions nous-mêmes lorsque l'échec d'une tentative qui en vaut la peine ne pro­voque en nous que le regret égoïste de la soirée perdue.
 
[1] Jean-Marie Piemme In Alternatives Théâtrales n°38/Le Maillon, Mettre en scène aujourd’hui, juin 1991.