Texte & Publication
L'invention d'une méthode - 1993
Catégorie : | Le Groupov |
Auteur : | Jacques Delcuvellerie interrogé par Benoît Vreux |
Tiré de : | Cahiers Groupov Trash, Edition Groupov en co-édition avec La Rose des Vents |
Date : | 1993 |
L’invention d’une méthode*
Jacques Delcuvellerie interrogé par Benoît Vreux
Benoît Vreux : Avec TRASH (A LONELY PRAYER), un système de techniques nouvelles a fait l’objet d’un choix minutieux et d’une expérimentation soutenue. Pouvez-vous en expliquer l’émergence et la nécessité ?
Jacques Delcuvellerie : Dans l’invention d’un processus de travail spécifique à TRASH, qui soit différent par rapport à d’autres créations, il y a tout d’abord une méthodologie du repérage et de la rencontre avec les artistes aptes à entrer dans cette vision, au premier rang desquels se trouvent les actrices qui portent la part la plus délicate du spectacle. Il était impossible d’imaginer que cela puisse se passer comme un casting. Cela explique par exemple qu’il y a un très long temps entre la première vision de TRASH et sa création (plus de quatre ans). Non pas qu’il y eût, dans ma tête, des difficultés à accoucher de cette création, mais parce qu’il a fallu tout le temps nécessaire à faire les rencontres justes et indispensables, et à les laisser mûrir.
À titre d’exemple, il y a dans TRASH deux actrices qui, après un premier temps de discussion et d’essais, ont préféré dire: «Non. Je ne me sens pas capable maintenant d’entrer réellement dans ce travail. Je préfère que vous ne me prévoyiez pas. » Et un an plus tard, suite à une évolution de leur personnalité, largement indépendante de moi, et sans doute suite à une maturité de moi-même par rapport au projet, elles ont changé d’avis et se sont portées volontaires pour assumer cette création.
Dans cette méthodologie de la rencontre, comme dans d’autres travaux du Groupov, la rumeur a joué un grand rôle. Comme j’avais cette vision précise de la forme à atteindre, j’en parlais, je commençais à en écrire des fragments, il y a eu un bouche à oreille de telle sorte que des gens relativement proches du travail du Groupov, d’autres très éloignés ou dont je n’avais même jamais entendu parler, sont venus me trouver en me disant qu’ils aimeraient travailler dans ce projet. De mon côté, en fonction de certaines intuitions, j’approchais certaines personnes en disant: «Depuis le temps que nous avons envie de travailler ensemble, je pense que sur ce terrain nous pourrions commencer».
Il y a donc eu des refus provisoires. Mais aussi, au bout d’un temps d’essai – j’explique plus loin ce qu’ont été ces essais –, il y a eu des «non» définitifs de la part de certaines postulantes. Ou bien je sentais moi-même, avec elles, l’absence du désir suffisant pour que le travail ait une chance réelle. Les repérages consistaient à parler de cette vision, des prolégomènes du projet, c’est-à-dire de ce qui dans ma vie m’avait amené à cette proposition, mais également de tous les gens qui nous ont grandement et merveilleusement précédé dans l’exploration de ces matières, des écrivains majeurs tels que Sade, Bataille, Leiris, Burroughs, Klossowski, Guyotat, ou des auteurs très singuliers comme Kathy Acker, Laure, etc.
Dans un premier temps il y a eu des conversations, des rencontres, des lectures de toute cette littérature par les actrices pressenties, et ensuite des essais de dire. Car c’est une chose d’éprouver dans le secret de son cœur la jouissance d’un texte, mais c’en est une toute autre de mettre ces mots-là dans sa bouche et dans son corps. Par exemple elles enregistraient des cassettes, pour celles qui allaient jusque là, où elles osaient travailler cette matière verbale.
Et enfin, – nous abordons ici un tournant du processus – un certain nombre, à ma demande et avec des instructions précises, essayait d’inventer par elles- mêmes, à partir de leur propre sensibilité et de leur propre fantasmatique, un texte dont les caractéristiques correspondaient déjà à ce que nous avons appelé plus tard avec Marie- France Collard «les logodiarrhées». Ainsi quelques actrices, dont certaines ne se sont pas retrouvées ensuite dans le processus de création, ont osé enregistrer seules, mais en me donnant les cassettes, des essais de ce genre.
Au terme de tout ce processus il s’est constitué une équipe dans une relation de travail parfaitement claire et honnête puisque que chacun savait maintenant très concrètement ce qu’il allait devoir porter, assumer, et avait déjà pu tester ses propres capacités, ses jouissances, ses résistances ou ses faiblesses dans l’exploration d’un semblable matériau.
Cette méthodologie de la rencontre a également modifié un élément fondamental du processus de création.
Après un certain temps de ce travail de repérage et d’essais, j’ai constaté que quelque chose ne fonctionnait absolument pas. J’avais à ce moment toujours l’a priori que nous constituerions le texte final à partir de ce que chaque actrice amènerait comme matériau même s’il fallait le réécrire par la suite. Mais à travers ces essais réalisés par les actrices qui avaient l’amitié et la témérité de les tenter, on pouvait constater une impossibilité majeure : plus les actrices se rendaient prêtes à assumer des textes de cette nature, moins elles étaient capables d’en inventer elles-mêmes. Les actrices me signifiaient ainsi tant par ce qu’elles tentaient d’inventer que par les essais de lecture de textes préexistants, qu’il fallait en revenir à une pratique de l‘interprétation. Elles se sentaient aptes à se donner entièrement à une interprétation, mais il ne fallait pas leur demander en même temps d’interpréter et d’inventer le texte. Aucune, à ce moment en tout cas, n’était porteuse d’écriture, de langue. Si je continuais à m’obstiner dans mon idée initiale, le travail se bloquerait irrésistiblement. Nous nous trouvions ainsi devant un véritable problème d’écriture : des voix et des corps s’offraient à TRASH, pour les habiter il nous fallait maintenant une langue, un auteur. Néanmoins, cette écriture de femme ne pouvait se commander abstraitement de «l’extérieur». Il y fallait donc aussi quelqu’un, un être dont ce fut la nécessité intime à ce moment, maintenant.
Non pas quelqu’un qui, comme je l’avais vu d’une manière superficielle, aurait écrit un texte fédérateur des fantasmes des actrices, mais au contraire un écrivain qui offrirait un texte protagoniste dans lequel, comme pour n’importe quelle construction de rôle, les actrices pourraient investir tout ce qui leur était le plus cher, le plus secret.
Car évidemment, nos premières tentatives – ces fameuses cassettes – ne donnaient que des banalités. Ce qui est intimement magique pour soi-même, si ce n’est pas dans la rencontre d’une langue, devient étrangement plat, banal, gênant, quand on tente de le communiquer.
C’est là que s’en est mêlé, comme cela arrive parfois, le destin ou la muse du théâtre. Car dans le même temps où j’arrivais à cette conclusion et qu’une des actrices, la plus expérimentée, me disait qu’il fallait absolument se résoudre à ce que ce texte soit écrit, j‘ai rencontré, elle aussi conduite par la « rumeur », l’être humain vivant, la femme qui était capable dans sa propre vérité de l’écrire : Marie-France Collard. Là, l’essentiel des rencontres était terminé.
B. V. : Cette lente maturation des rencontres a donc permis de créer et d’assurer la cohésion de l’équipe, mais également d’orienter le projet vers une structure plus connue : un texte écrit à interpréter et à mettre en scène. Était- ce plus confortable pour autant ?
J. D. : Rencontrer les gens capables et volontaires pour cette entreprise ne signifiait pas qu’ils y étaient, pas plus que moi d’ailleurs, à ce moment, vraiment prêts... On entre alors dans le processus du comment se préparer pour manger, digérer et régurgiter ce texte, pour oser entrer dans la vision intuitive et fondamentale du projet. Ici nous avons employé différentes phases de travail bien séparées.
«Sainte Marie des Bois»
B. V. : Une des plus fortes caractéristiques des phases premières de travail de TRASH est qu’elles furent très solitaires, les actrices ne travaillant jamais ensemble. Comment s’est passé cette recherche de l’isolement ?
J. D. : Il y a eu, inévitablement, une phase de travail traditionnel, ce que j’appelle la réunion initiale. L’équipe étant constituée, le texte déjà largement avancé mais totalement inconnu des acteurs et actrices, nous nous sommes réunis pour le travail dramaturgique habituel. Avec les acteurs et les actrices nous avons exploré les connexions politiques et anthropologiques, les témoi- gnages, les recherches qui ont lieu sur les différents terrains du tabou, de la transgression, du sexe, de la naissance du langage liée à la problématique sexuelle, de l’action politique, de la vision matérialiste dialectique du monde, des facteurs qui ont conduit à l’émergence et à la résurgence du terrorisme et enfin de l’articulation qui existe peut-être entre une vision sacrée de l’histoire humaine, comme dans la religion judéo-chrétienne ou islamique, et l’emploi de combattants armés et de martyrs pour faire avancer le règne de Dieu sur terre. Que ce Dieu soit transcendant ou l’homme enfin accompli.
Après cette phase brève, mais intense, nous avons emmené tout notre petit monde dans un endroit que nous avons appelé, par ironie, en empruntant la référence à Sade, «Sainte Marie des Bois».
C’était une maison de campagne isolée dans les Ardennes où pendant une semaine, les actrices, l’auteur et moi-même ainsi que l’acteur François Sikivie, qui était ici uniquement dévoué à la cuisine et à la gastronomie – car il fallait manifestement se concentrer dans un premier temps sur les «historiennes» –, nous nous sommes enfermés avec l’objectif d’accumuler des énergies et des potentialités afin de nous rendre capables d’entrer dans le texte de Marie-France Collard et dans la vision que j’avais eue.
Chaque actrice habitait une chambre personnelle équipée d’un moniteur et d’un magnétoscope et y passait seule au moins les deux tiers de son temps. «Sainte Marie des Bois» était donc un lieu de solitude bien que ce soit une solitude collective. Cette solitude était aggravée du fait que nous nous impo- sions un silence rigoureux, c’est-à-dire qu’il n’y avait absolument aucune parole échangée et même que nous essayions d’éviter le moindre bruit : le plus possible dans la solitude de son propre cœur et de son propre corps.
Par contre nous offrions à ce corps et à ce cœur des nourritures, non pas uniquement les délicieuses nourritures terrestres de François Sikivie qui est un véritable Brillat-Savarin de nos régions, mais toute une documentation qui était là pour être consommée intensément c’est-à-dire sans arrêt. Il y avait des kilos de livres pornographiques, de la pornographie américano-suédoise la plus ordinaire aux grands auteurs que j’ai déjà cités. Il y avait des images, des illustrés, des bandes-dessinées et également beaucoup de cassettes vidéo, des plus hard-crad comme disent les spécialistes, jusqu’à celles qui ont accédé à une magnificence artistique comme SALO OU LES 120 JOURNÉES DE SODOME de Pasolini.
Les actrices décidaient donc des moments où elles restaient enfermées dans leur chambre et de ceux où elles prenaient l’air dans la campagne environnante, mais avec la consigne de passer le maximum de temps seule chez soi avec toute cette documentation à ingurgiter jusqu’à l’ivresse ou l’écœurement, et même un peu au-delà...
De cette phase principale et secrète de «Sainte Marie des Bois», je ne sais rien sauf que la plupart des actrices écrivaient beaucoup. Par contre il y avait deux événements par jour qui nous transmettaient les uns aux autres des indices de ce qui se passait et de ce qui allait être possible.
D’abord le repas du soir, chaque fois sonné par un appel de trompe. Durant les deux heures précédant le repas, en fonction de leur travail et de leurs sensations de la journée, les actrices devaient avoir construit un être. Je n’appellerais pas ça un personnage au sens théâtral parce qu’il fallait éviter les compositions et par conséquent tous les clichés qui traînent dans les romans érotiques (nonnes, dominatrices, écolières, etc.). Au contraire il s’agissait de laisser venir à soi, au fur et à mesure de la journée, un être qui soit une facette de soi-même mais hypertrophiée.
Les actrices étaient venues à «Sainte Marie des Bois» avec des vêtements, du maquillage, des postiches leur permettant de se transformer et tous les soirs après la trompe, dans la grande salle à manger, nous les entendions descendre des escaliers, une par une, ces êtres qui poussaient la porte, qui entraient et qui s’asseyaient autour de la table magnifiquement dressée pendant que résonnait la future musique du spectacle AT LAWDES DEO de Christopher Tye pour violes de gambe.
Mais la règle du silence était maintenue : on ne parlait pas. Qu’est-ce qui doit arriver quand ces êtres imprévus et imprévisibles se trouvaient réunis, qui ne soit pas de l’ordre conventionnel de l’orgie ou de la bagarre généralisée, ou de l’extrême facilité de vivre complètement enfermé sur soi et sur son personnage, sur son être ? Il fallait être dans la plus grande sensibilité à tout ce qui était là, sous-jacent. Et dans ce repas tout pouvait arriver, sauf une chose : ne pas manger. Quoiqu’il advint ce devait rester un repas.
Autre particularité de ces soupers : à côté de cette grande table où étaient les actrices, il y avait une petite table où nous mangions Marie-France Collard, François Sikivie, mon assistante et moi-même. Nous étions là presque en voyeurs, un peu comme des gens qui sont au restaurant à côté d’autres plutôt bizarres. On continue à prendre son repas mais en regardant un peu de côté ce qui se passe là-bas. Il y avait donc ce type de tension entre les deux tables qui font semblant de s’ignorer mais qui se connaissent. C’était quelque chose d’important parce que cela signifiait que, sans du tout jouer pour un public, existait une relation à l’autre, à l’extérieur, relation que nous troublions encore davantage en mettant un d’entre nous, à tour de rôle, à la table des actrices chaque soir. Les êtres incarnés par les actrices étaient donc chaque fois attablés avec quelqu’un qui n’était pas dans leur situation. Il y avait un intrus. Il s’est passé quelques petites choses singulières pendant ces repas...
À la suite de quoi, quand le repas était fini et que François Sikivie servait le café et les liqueurs, une des actrices descendait à la cave.
Dès le premier soir de « Sainte Marie des Bois », après le premier souper en silence, tout le monde est descendu dans la cave. Les actrices se sont assises sur une rangée, comme dans une salle de spectacle. Très près devant elles, il y avait une petite scène avec un micro et une sono, Marie-France Collard et moi leur avons lu in extenso tout le texte existant à ce moment là – non terminé et non retouché. Ça a duré trois heures.
Nous n’avions pas distribué le texte, car nous voulions que les actrices reçoivent le texte par oral. À la suite de quoi nous avons remis à chacune une page, qui était la première page qu’elle aurait à dire, sa première intervention parlée. Et c’est la seule chose sur laquelle elles avaient à travailler, pendant toute cette semaine, en tant que texte.
Elles travaillaient donc seules leur texte, dans leur chambre ou dehors, en même temps qu’elles se farcissaient toute cette littérature érotique et toutes ces images pornos. Elles devaient en outre préparer les êtres qui viendraient souper le soir. Le soir : vers vingt heures ou à une heure du matin, car il y avait également un système de décalage qui consistait à modifier l’horaire des journées. Non pas leur structure qui était toujours la même, mais l’horaire auquel on la pratiquait. Le souper pouvait avoir lieu à une heure du matin et le petit déjeuner à sept heures. Et une autre fois beaucoup de temps de sommeil était possible.
L’actrice qui présentait le soir son texte, cette unique page, avait eu accès à la cave l’après midi pour pouvoir travailler avec le micro et avec la musique de Christofer Tye. Nous avons toujours pensé qu’il n’y avait pas plus de deux statuts possibles pour ce texte. Ou bien il était dit tout bas, pour soi-même, dans le secret de sa chambre, ou bien, s’il devait être communiqué, il requérait l’artifice de l’amplification sonore et de la musique. Penser que quelqu’un vienne dire ce texte à voix nue, seul devant les autres, dans une salle de théâtre, nous semblait une chose insupportable. Seule la convention de l’amplification et de la musicalité autorisait un tel dévoilement à la fois forcené et intime.
Donc pendant la journée les actrices pouvaient travailler le texte dans leur chambre toutes seules à mi-voix, mais quand elles allaient travailler pour pouvoir le présenter dans la cave, c’était avec micro et musique. Chacune n’a présenté qu’un soir, et n’a donc accédé à la cave qu’un après-midi. Généra- lement je passais, alors que l’actrice travaillait depuis une bonne heure, pour écouter et donner deux ou trois suggestions, mais très modestement.
Le soir après le souper, l’actrice du jour descendait dans la cave où elle avait travaillé l’après-midi, se préparait, au sens fort, et puis nous descendions, nous découvrions qui était là et nous écoutions... L’actrice disait le texte une fois, puis reprenait un temps de préparation, en notre présence alors, et le redisait encore une fois ; ou bien sans arrêt trois, quatre, cinq, six fois. Quand c’était fini, nous remontions chacun dans notre chambre, sans aucun commentaire, et c’était la fin de la journée. Ainsi, les actrices qui vivaient dans le silence constamment ne disposaient que d’un lieu et d’un moment pour véritablement parler: cet instant du texte.
Il y a eu bien d’autres choses cette semaine-là, mais l’essentiel de «Sainte Marie des Bois», c’est cela.
«La Boîte»
B. V. : Après cette première phase, vous n’abordez pas encore le plateau, ni même la globalité du texte. Pourtant il devient nécessaire de changer de terrain avant d’avoir l’impression de réaliser les potentialités qu’il offre. Pourquoi et comment continuer ce travail solitaire et partiel ?
J. D. : Après cette forte période d’incubation, nous sommes revenus en ville, dans les bâtiments annexes au théâtre de L’Atelier Sainte Anne où le spectacle devait se créer, et nous avons commencé une deuxième phase de travail qui est aussi basée sur une méthode singulière, spécifique à cette aventure, que nous avons appelé «La Boîte».
« La Boîte » reposait sur un dispositif particulier. Dans les locaux du théâtre il y avait un appartement où je vivais avec l’auteur qui terminait son texte. De l’autre côté de cet appartement, simplement séparée par un mur dont nous avons démoli une partie, il y avait une grande pièce : c’était ça « La Boîte ». En fait, la boîte était en communication avec l’appartement par une baie vitrée et teintée de telle manière que les actrices ne puissent pas voir au travers de cette glace, par contre je pouvais les voir parfaitement. Autour de la vitre, du côté de l’appartement, une petite boîte noire avait également été construite où j’étais moi-même enfermé, exactement comme dans un peep-show, pour voir quel être elles amèneraient dans la boîte, et entendre, via un casque et des écouteurs (jamais le son direct) le texte qu’elles allaient dire, face au micro qui était au centre de leur boîte.
Cette boîte était complètement close, non pas occultée mais murée, repeinte en gris, noir et or, meublée de différents petits sièges comme certains appartements d’apparence neutre qu’on trouve dans des peintures surréalistes. Il y avait un récamier en velours vert et or, et également un éclairage réglable par les comédiennes elles-mêmes qui pouvaient donc entamer leur travail dans le noir, ou à faible intensité, ou au contraire pleins feux, avec toujours au centre le micro et dans un coin la sono permettant de passer la musique.
Mais ce n’est pas seulement ce dispositif topographique qui importait dans la phase dite de «La Boîte». Il y avait aussi le processus par lequel le travail s’articulait entre les actrices et moi. Les choses se déroulaient de la manière suivante : à une heure dite, l’actrice se présentait au théâtre de L’Atelier Sainte Anne, rue des Tanneurs (Bruxelles). Elle savait qu’elle devait débuter dans la boîte à une heure précise. Elle arrivait donc un peu avant, montait les escaliers et s’installait dans une loge minimale mais confortable installée tout près de la boîte, où elle pouvait se changer, devenir un «personnage», car à travers «Sainte Marie des Bois» il y avait eu des pistes et elle continuait à travailler là-dessus. Elle pouvait également venir dans la boîte arranger le lieu, les lumières, les quelques meubles comme elle voulait, puis elle retournait dans sa loge et quand elle se sentait prête à me communiquer qui elle était et à dire toujours la même page – on n’a pas changé de matériau pendant les semaines de cette toute première étape qui devait ouvrir la porte aux autres –, elle actionnait une sonnerie qui retentissait dans mon appartement m’avertissant que l’actrice était prête et qu’elle allait entrer dans cinq minutes dans la boîte. Je rentrais donc dans ma petite boîte à moi, j’appuyais sur un interrupteur qui allumait une lampe rouge afin qu’elle sache bien que j’étais là puisqu’elle ne me voyait pas, je mettais mes écouteurs, je regardais et j’écoutais le travail, le grand travail, le travail profond qui a eu lieu pendant cette période.
Cela pouvait durer une heure, deux heures, c’était variable. À la suite de quoi, quand elle estimait qu’elle avait terminé ce qu’elle avait à offrir, l’actrice partait. Puis au bout d’un temps, une autre actrice arrivait et le même processus s’enchaînait.
Le soir, ou parfois dans la nuit, je recevais à souper dans mon appartement mon assistante(1). Et à elle qui n’avait rien vu ni rien entendu, je tentais de décrire le plus précisément possible ce que moi j’avais reçu, vu, entendu, aimé, détesté. J’essayais de lui faire voir et entendre ce qui m’était arrivé, quelles critiques je portais à ce travail, quelles pistes il semblait dégager. Et c’était mon assistante qui allait de par la ville pendant la nuit-même, ou le matin suivant, selon des rendez-vous fixés à heures précises, communiquer aux actrices mes observations. Cela créait toutes sortes de distances mais en même temps l’obligation d’une attention et d’une extrême précision, non seulement pour faire sentir et voir à quelqu’un qui n’a pas vu ni entendu ce qui se passait, mais aussi pour être sûr qu’elle ne se tromperait pas dans ce qu’elle allait demander aux actrices de préparer, de corriger, d’amplifier, d’améliorer pour la fois suivante.
Il y avait inévitablement des malentendus qui pouvaient être une nuisance mais aussi créaient parfois des pistes insoupçonnées, des opportunités qu’on n’attendait pas. Quand les actrices avaient des questions à poser, ou qu’elles ne comprenaient pas quelque chose aux notes que leur communiquait l’assistante, il restait là comme un espace trouble dont il fallait bien faire quelque chose, qui obligeait à prendre une initiative car il ne recevrait pas de réponse.
Nous avons pratiqué « La Boîte » pendant une quinzaine de jours. À la suite de quoi, les actrices avaient avancé beaucoup dans leur travail et nous nous sommes retrouvés tous, les actrices et l’acteur, car François Sikivie qui joue le porte-parole de Réas dans TRASH a travaillé aussi dans la boîte. On a enfin réuni tout le monde et on a trouvé un processus pour que chacun puisse montrer aux autres où il en était, et que tout le monde puisse enchaîner au travail de l’autre. Donc ils ont découvert avec un véritable étonnement, au sens étymologique du terme, ce qui s’était passé pour chacun, comment le texte et les êtres avaient bougé...
Et à partir de là nous avons entamé un travail qu’on pourrait qualifier de plus conventionnel, qui en tout cas n’a plus requis des méthodes aussi diffé- rentes de celles qu’on emploie habituellement en répétitions dans l’exploration de la suite du texte, dans son accès progressif à la scène et à l’action.
Avec ces deux exemples, je veux souligner quelque chose. Ce processus de travail m’était venu presque simultanément à la «vision première» du spec- tacle. Je l’avais donc communiqué aux actrices dans ce que j’appelle le processus de repérage, la méthodologie de la rencontre. Les acteurs qui se sont engagés dans TRASH connaissaient donc autant que moi ce processus. Le contrat moral d’entrer dans TRASH impliquait d’être non seulement d’accord, mais attiré par une épreuve de cette sorte dont on connaît la structure mais dont chacun, moi compris, ignore quelle expérience vécue elle constituera.
La deuxième chose, c’est que «Sainte Marie des Bois» et «La Boîte» ne sont pas des recherches, des expérimentations gratuites ou malsaines, mais sont nées de la nécessité d’introduire d’emblée dans les procédés de travail la forme même de TRASH. Bien qu’il y ait ensemble sur le plateau cinq actrices, un acteur et un servant de scène, tout ce monde-là allait être solitaire, chacun dans son couloir, chacun en étroite correspondance sensible avec les autres, mais sans jamais regarder les autres, sans jamais, apparemment, jouer avec les autres. Tout le monde était ensemble et tout le monde était seul. Et ce fait structurel, qui est dans la forme finale, se devait d’être au travail dans le processus.
De la même manière, c’était, paradoxalement, un très bon entraînement à la rencontre du public que de faire le travail dans la boîte où on ne me voit pas. Car c’était évidemment quelque chose qui nous angoissait tous beaucoup, cette future rencontre de notre travail avec le public. Or, tant qu’on vit dans un petit groupe qui à ce moment partage la compréhension de l’entreprise artistique dans laquelle il est engagé, on se rassure les uns les autres. Donc, si les actrices avaient dû travailler ces textes face au metteur en scène traditionnellement à sa table, qui prend ses petites notes, cette situation eut été beaucoup moins préparatoire à ce qui allait leur arriver que de devoir s’adresser à un interlocuteur dont on ne sait rien, qu’on ne voit même pas mais qu’il s’agit de toucher car on sait qu’il est là; ce qui est le cas du public dans la situation habituelle du théâtre.
Je voulais même cela à tel point dans le souci du détail que quand les acteurs travaillaient dans la boîte et que moi, de l’autre côté de la vitre, je les entendais, si par moment je voulais leur donner une ou deux rares indications, j’utilisais un système de communication via un micro qui déformait ma voix, en sorte que si leur raison leur disait: «c’est Jacques», leurs sens n’en étaient pas vraiment sûrs. Il y a quelque chose d’autre mais qui est plus commun à n’importe quelle entreprise théâtrale rigoureuse, c’est que plus on demande aux gens de prendre des risques et de s’engager dans un processus singulier, plus on doit être soi-même impeccable et rigoureux dans l’organisation et l’accompagnement du travail des autres. Je veux dire que l’idée de travailler dans la boîte suscitait certaines craintes, mais en même temps la boîte était merveilleusement belle, noire, or, grise, avec des velours. Les meubles avaient été spécialement sélectionnés pour son aménagement et n’ont jamais servis qu’à cela. Mais cela ne ressemblait pas non plus à un appartement, il ne fallait pas que les actrices se sentent chez elles du tout. C’était un lieu hors du temps, mais un lieu splendide.
De même dans le spectacle, il y a toute cette ordure poétique qui est charriée par les actrices et l’acteur, mais en même temps tout cela est réglé à la seconde près sur la musique sublime de Christofer Tye interprétée à la viole de gambe par Jordi Savall et son ensemble et modulée constamment avec la plus grande finesse par Jean-Pierre Urbano. Il y a enfin tout ce dont on ne peut parler : la qualité de l’écoute, la confiance absolue, le don, de part et d’autre.
B. V. : Imaginez-vous que les techniques mises au point ici pour la création de TRASH puissent être utilisées, de manière similaire ou modifiée, à l’occasion d’une autre création ?
J. D. : En aucun cas. Si notre fidélité au Groupov reste celle de la « traversée d’un territoire inconnu», chaque projet nouveau devra susciter de ses propres potentialités les moyens spécifiques et indispensables à son émergence. C’est à ce signe que nous les reconnaissons. Naturellement cela n’arrive pas tous les jours et nous n’arrêtons pas de travailler quand «cela» n’a pas lieu. Nous travaillons alors à nous en rendre capables. Peut-être.
*Cahiers Groupov TRASH, Édition Groupov en co-édition avec La Rose des Vents, novembre 1993, p. 43-47.
1. Florence Scholtès. Les actrices de TRASH étaient Véronique Stas, Sofia Leboutte, Mireille Bailly, Caroline Petrick (puis Anne-Marie Loop) et Janine Godinas. Servant de scène : Stéphane Fauville.