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UBWOKO : Texte de la conférence donnée par Jacques Delcuvellerie dans la cadre du spectacle RWANDA 94


Catégorie : Rwanda 94
Auteur : Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : Texte de la conférence donnée dans la cadre du spectacle RWANDA 94
Date : 2005



Ubwoko

Transcription de la conférence donnée par Jacques Delcuvellerie
pendant la 4ème partie du spectacle :
« Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique
envers les morts à l’usage des vivants
 ».
créé en avril 2000 (1).



Mesdames, Messieurs,
Madame Bee Bee Bee, Monsieur Jacob,
Bonsoir.


« Hutu, qu’est-ce que cela signifie, Tutsi qu’est-ce que cela signifie ? »

« Je veux en savoir davantage » avez-vous réclamé Monsieur Jacob et, probablement, au terme de cet exposé en saurez-vous un peu plus sur cette question. Mais, assurément, vous n’aurez pas obtenu une réponse simple, ni complète, et encore moins définitive, à votre demande apparemment élémentaire. S’il est en effet une chose qui distingue les travaux actuels des chercheurs (ethnologues, historiens) des travaux de leurs prédécesseurs, c’est d’avoir reconnu votre question, la question Hutu/Tutsi, comme extrêmement complexe. Elle semblait jadis si simple. On l’étudie d’ailleurs avec d’autres outils et sur une beaucoup plus longue période. On remontait autrefois, uniquement par la tradition orale, au mieux et difficilement jusqu’au 15ème siècle. Au-delà tout semblait légendaire. La dernière synthèse sur le sujet, l’ouvrage de Jean-Pierre Chrétien, directeur de recherche au CNRS en France, L’Afrique des Grands Lacs porte sur 2000 ans d’histoire... C’est dire que ce n’est pas dans le cadre d’un spectacle, dont vous êtes les aimables protagonistes, que nous ferons davantage que quelques pas, quelques petits pas seulement, sur le chemin de cette grande notion – dont vous faites d’ailleurs un usage peut-être un peu excessif, Madame Bee Bee Bee : la « vérité », la « vérité »… Quelques pas seulement.

Mais, nous les ferons de manière plus assurée, en empruntant les pistes ouvertes tout à l’heure pour vous par nos amis du Chœur des Morts dans leur Litanie des Questions. Vous allez les retrouver au travail ici.

Parler des Hutu, des Tutsi, c’est donc évoquer ce qu’il est convenu d’appeler au Rwanda « les ethnies ». On en distingue trois :
•    Les Tutsi, 13, 15%, 18 % de la population, c’est difficile à dire. Cette incertitude tient au fait que les recensements effectués jadis ont été faits dans des conditions politiques suspectes, intéressées, et depuis 94 on n’en fait plus. Il y a eu beaucoup de morts pendant le génocide, mais aussi un grand retour de centaines de milliers de Tutsi de la diaspora. Disons qu’autour de 15% on est proche de la vérité, et c’est donc une importante minorité.
•    Les Hutu, 80 à 85 % de la population, la très grande majorité de la nation.
•    Et puis un petit groupe, les Twa, qu’on assimile souvent à des pygmées. Une infime minorité - moins d’1 % - mais ils ont joué, dans le Rwanda ancien, un rôle symbolique, culturel, social très important.
Au pluriel ça vous a peut-être titillés tout à l’heure - Batutsi, Bahutu, Batwa ; au singulier, un individu : Mututsi, Muhutu, Mutwa.
Voilà, j’emploie, pour parler d’eux, vous seriez contraints à employer, pour parler d’eux, nous tous, un mot prélevé du vocabulaire des sciences, appartenant maintenant au quotidien des médias, un mot occidental : « ethnie ». Commençons par nous demander si dans leur langue, le kinyarwanda, il y avait un mot correspondant à cette notion. Le kinyarwanda est une langue très riche - je dirais même, pour un entendement européen, presque sophistiquée - abondamment pourvue de concepts abstraits. Il n’y avait aucun mot qui corresponde à « ethnie ». Tout simplement parce que ce n’est pas du tout de cette manière que les Rwandais percevaient la différence entre les catégories identitaires. Quand donc, en 1931, l’administration belge a décidé de pourvoir chaque individu au Rwanda d’un livret d’identité portant en trois langues – français, néerlandais, kinyarwanda – la mention « ethnie », dans cette dernière langue, la langue indigène, on n’a pas trouvé de mot. On a alors pris un mot qui signifiait autre chose et on lui a fait dire, jusqu’à présent : « ethnie ». Ce mot, c’est le mot-clé de cette partie du spectacle que vous faites avancer : ubwoko.

Ubwoko a plusieurs sens, mais le plus courant, celui qui vient immédiatement à l’esprit pour un Rwandais à l’époque (1931) c’est : clan. Et du clan, on ne peut pas du tout dire, « Oui, on a pris clan parce que ça se recouvrait plus ou moins avec ethnie ». En aucune manière. Il y a au Rwanda un peu moins d’une vingtaine de clans – 17, 18, ça dépend comment on compte les lignages particuliers. Cette petite vingtaine de clans sont tous pluri-ethniques, il n’y a pas de clan mono-ethnique. Le clan royal, les Abanyiginya comprend des Hutu, des Tutsi, des Twa. Si donc jadis, on avait demandé à un Rwandais : « Quel est ton Ubwoko ? », eh bien il aurait répondu : « Je suis un umusinga » ou « Je suis un umuniginya », du clan des Singa ou du clan des Nyiginya, et pas : « Je suis Hutu » ou « Je suis Tutsi ». Ça n’avait rien à voir. Peut-être, dans cette distorsion, dans ce détournement sémantique, y-a-t-il le premier indice très parlant, de la différence entre la réalité telle qu’elle pouvait être vécue entre Rwandais et le regard que nous avons porté sur elle.

Cette obsession de l’ethnisme – je crois que le mot n’est pas trop fort – cette obsession occidentale de l’ethnisme pour analyser et organiser la réalité rwandaise a prévalu, des origines (fin du 19ème siècle) jusqu’à nos jours. Et au fond, c’est ce qui alimente l’explication la plus courante qu’on nous a donnée, quand on a bien voulu nous expliquer quelque chose - au moment des événements. En 1994 qu’avez-vous lu dans les journaux, à de rares et belles exceptions près ? Qu’avez-vous entendu à la radio ? Qu’avez-vous dit, peut-être, Madame Bee Bee Bee à la télévision ? Je vais essayer de résumer cette version dominante, et encore sous sa forme la moins vulgaire : les Tutsi, ethnie minoritaire, constituaient jadis la classe féodale dominante, les Hutu étaient opprimés. Avec l’indépendance, les Hutu ont pris le pouvoir et les Tutsi ont été persécutés, il y a eu des exils, des conflits, le plus grave étant bien sûr celui de 1990, l’invasion conduite par le FPR – qu’on nous disait composé d’exilés Tutsi rentrant de force dans leur pays. Dans ces circonstances extrêmement tendues, l’attentat du 6 avril contre l’avion du Président Juvénal Habyarimana a déclenché la haine séculaire des Hutu contre les Tutsi, entraînant le génocide.

Cette version des faits - qui a, peut-être l’aurez-vous remarqué, le mérite commode, si j’ose dire, de nous exempter, nous, les Occidentaux, de toute responsabilité, c’est une affaire purement rwandaise, intra-rwandaise - cette version des faits est sinon absolument fausse, je dirais du moins profondément vicieuse, point par point, tous les points. N’en retenons, si vous voulez bien, pour commencer que deux. Parce qu’ils sont directement articulés à votre question : les Hutu et les Tutsi en tant qu’ethnies, et la haine séculaire entre eux.

Peut-être surprendra-t-il quelques personnes ici, ce soir, d’apprendre qu’il n’y a aujourd’hui aucun ethnologue vivant qui accepte de distinguer entre les Hutu et les Tutsi des ethnies différentes. Ils ne rassemblent aucun des grands critères qui sont généralement convoqués pour distinguer ainsi des groupes de populations dans le monde. Rappelons-nous quelques-uns uns de ces grands critères.

Il y a, d’abord, le territoire. Généralement, à une ethnie déterminée, correspond une appropriation géographique. Il en va ainsi, si on dit que ce sont des ethnies, en Europe : des Bretons, des Siciliens, des Sardes, des Ecossais, et, au-delà dans le monde : des Kurdes, des Tchétchènes, des Tamouls, etc. Au Rwanda on trouve des Hutu, des Tutsi, des Twa, sur toute l’étendue du territoire national, je dirais : sur chaque colline. Si, par une aberration politique semblable à celle qui a ravagé l’ex-Yougoslavie on voulait, à tout prix, au prix des plus grandes souffrances, créer des zones « ethniquement pures », il serait impossible de tracer un « Hutuland » et un « Tutsiland » qui ait le moindre sens en termes de géographie humaine.

Seraient-ils alors divisés par ce que les ethnologues appellent un puissant « marqueur d’identité », parce qu’il conditionne toute la culture - comme par exemple ici en Belgique entre les Wallons et les Flamands - seraient-ils divisés par la langue ? Au Rwanda, et c’est un cas très rare en Afrique, tout le monde, absolument tout le monde sans exception, parle la même langue, le même kinyarwanda et sans différences. S’il y a de très légères différences, elles sont d’accents, de tournures, et régionales. Elles affectent également tous les Hutu, Tutsi et Twa de ces régions, il n’y a pas de clivage linguistique entre eux ; et c’est dans une mesure très minime : c’est-à-dire ce n’est pas beaucoup plus que la manière un peu différente dont peuvent parler le français des Marseillais et des Lillois, par exemple. Non seulement tout le monde parle la même langue, mais l’exploration linguistique, désormais remontant à travers les siècles, établit qu’ils l’ont toujours parlée. Alors bien sûr ce n’est pas exactement le même kinyarwanda qu’aujourd’hui, comme toutes les langues il a évolué, il s’est constitué. Mais ils n’ont jamais parlé, aucun de ces groupes n’a jamais parlé une langue foncièrement étrangère. Et ceci est essentiel. Parce que, nous aurons à en reparler plus tard, c’est une des preuves les plus déterminantes contre la théorie, qui a eu des conséquences criminelles abominables, et qui voudrait que les Tutsi - en tout cas leurs ancêtres - soient des envahisseurs venus de très loin, qui auraient soumis la population autochtone. Parce qu’alors sur le plan linguistique, il y a quelque chose de tout à fait singulier, unique au monde, qui serait d’abord que ces dominants auraient complètement oublié leur langue pour adopter celle des dominés. Que je sache en Amérique Latine, ce sont les Indiens qui ont appris l’espagnol, pas les enfants des conquistadores qui se sont mis à parler uniquement le quechua ou le guarani en oubliant l’espagnol. Et encore plus frappant, si réellement ils sont venus de très loin, il y a quelques siècles, il devrait rester alors des traces évidentes de cette langue étrangère qu’ils parlaient, dans le kinyarwanda d’aujourd’hui - comme, avec tellement de facilité, après plus de deux mille ans, on trouve du latin dans notre français. On ne trouve rien, aucune trace résiduaire.

Même territoire, même langue, seraient-il alors opposés par quelque chose qui a beaucoup déchiré les peuples de par le monde, qui continue à le faire, qui en Europe même nous a coûté énormément de sang : la croyance, le culte ? Comme entre les Irlandais aujourd’hui. Encore faudrait-il être bien hardi - vous en conviendrez – pour, sur ce seul critère, décider que les Irlandais catholiques et protestants n’appartiennent pas à la même ethnie. Mais de toute façon, au Rwanda, la question ne se pose pas. A nouveau, singularité rare en Afrique, avant l’arrivée des Blancs, tout le monde, sans exception à nouveau, adorait le même dieu, un dieu unique : Imana. Ce qui a bien sûr fait la joie des missionnaires, qui ont immédiatement rebaptisé Jésus-Jéhovah : Imana. Cet Imana est un dieu un peu lointain ; on n’a pas de dialogue interpersonnel avec lui. On ne le prie pas, par exemple. Il y avait donc un culte beaucoup plus populaire, non pas opposé à cette espèce de monothéisme, mais articulé à lui. Je dirais : pas plus opposé que, par exemple, le culte des Saints dans la religion catholique qui, en principe, n’empêche pas d’adorer Jésus et ne s’y oppose pas. Dans le culte en question, le culte dit du Kubandwa, ou culte aussi de Ryangombe parfois, on rencontre donc des grandes figures, des grands esprits. Dans ce culte, toute la nation se retrouvait : hommes, femmes, Hutu, Tutsi, Twa. Une seule personne ne pouvait y être initiée : le roi. C’est une pratique d’initiation progressive, dans laquelle on doit être parrainé. Les parrains pouvaient se choisir indépendamment de cette distinction Hutu/Tutsi. Ce culte-là, les missionnaires l’ont éradiqué à peu près totalement, vigoureusement, ils y ont réussi, et ce n’est peut-être pas sans conséquences sur la vie future des Rwandais à ce moment-là. Parce que le Rwanda ancien était une société assez rigide, très codifiée, et dans le culte du Kubandwa, on transgressait des tabous. On inversait des valeurs. Un peu comme dans nos périodes carnavalesques. Il y avait donc là une soupape de sécurité qui a complètement disparu.

Je pourrais continuer. Même territoire, même langue, même culture, même religion, mêmes cultes populaires, parties indissociables de la même formation sociale, ayant constitué, des siècles avant notre arrivée, un royaume, un État très conscient de son identité. Il est impossible de reconnaître dans les Hutu et les Tutsi des ethnies distinctes.

Faudrait-il alors employer à leur sujet un terme beaucoup plus lourd encore : s’agirait-il de races différentes ? Il faut examiner cette question parce que d’abord, pendant des décennies, c’est le terme employé. On ne parle pas d’ethnies : les savants, les missionnaires, l’administration parlent de trois races au Rwanda. Ensuite bien sûr parce que c’est l’idée qui est à la base de l’idéologie génocidaire, une idéologie raciale, raciste, l’idéologie Pawa (pour Hutu Power) qui considère les Hutu et les Tutsi comme deux espèces : on parle de « sang tutsi » et de « sang hutu ». Et puis, quoi que nous en pensions, on voit bien ce qu’on veut dire par « race », c’est-à-dire des différences physiques immédiatement perceptibles.

C’est donc bien dans ces termes que, pendant très longtemps, pour certains jusqu’à aujourd’hui, dans des milliers d’articles de revues, de journaux, dans des centaines de livres, dans des thèses de doctorat, on parle de la population du Rwanda. Et celui qui s’immerge dans cette énorme documentation est assez vite frappé par deux choses. La première c’est le caractère systématique et répétitif de ces descriptions. Toujours sur le même modèle. Il y a trois photos : le Tutsi exemplaire, le Twa caractéristique, le Hutu typique et un descriptif où on dirait presque que les auteurs se sont recopiés les uns les autres car tous les adjectifs, les épithètes sont identiques. L’autre chose qui frappe et qui heurte une sensibilité moderne, c’est que, à ce descriptif physique, se mêle toujours une description morale et intellectuelle. C’est d’un niveau… un peu comme si on disait : « Les Allemands sont grands, blonds, aux yeux clairs, travailleurs et disciplinés ». Ce que peut-être certains pensent, mais de là à en faire une conclusion scientifique sur « Les Allemands »... Eh bien, à l’époque, oui ! Et je crois que nous avons la mémoire courte à ce sujet, les Occidentaux. Il faut nous rappeler que fin 19ème début du 20ème, cette croyance est la mieux partagée. De l’homme de la rue, du paysan, de l’ouvrier à l’homme d’Etat, en passant par les poètes, les romanciers, les savants (qui essaient de le prouver), tout le monde pense que l’humanité est divisée en races, sous-races, sous-groupes raciaux, et qu’à chacun de ces groupes sont attachés des qualités, morales et intellectuelles, intrinsèques, par nature.

Alors pour le Rwanda, ça donne donc que :

•    Le Tutsi est un individu immense, un géant. Le front très haut, dégagé, le nez long et mince, les lèvres fines, la peau n’est pas vraiment noire, beaucoup plus pâle, un peu cuivrée, les manières sont élégantes, la silhouette noble. Et avec cela, il est très intelligent, mais aussi, hélas, hypocrite, menteur, cruel, paresseux… « naturellement fait pour le commandement. »
•    Le Hutu - alors là c’est une expression qui revient de manière absolument systématique - le Hutu, c’est : « le nègre commun ». Et on voit bien ce que l’on veut dire par-là : un individu à la peau très noire, la face plutôt ronde, le nez épaté, les lèvres énormes. Et avec cela il est doté - ou affligé comme on voudra - d’un caractère assez puéril, c’est-à-dire joyeux si on est bon avec lui, travailleur si on est un peu sévère, etc. Bon nombre d’ouvrages ajoutent : « facilement chrétien ».
•    Le Mutwa, le pygmée – cette dénomination de pygmée est un peu étrange parce que, franchement, au Rwanda, la taille des Batwa peut changer vraiment très, très, très fort, mais enfin c’est un demi-singe, une créature semi-simiesque, laid, sale, féroce, brutal, « fait pour les basses œuvres ».

Je n’exagère rien. Toute cette documentation est accessible, allez voir. C’est bien dans ces termes qu’on parle de la population du Rwanda. Plus important peut-être, c’est dans ces termes qu’on parle d’eux à eux-mêmes. On leur dit :  vous êtes comme ça et voilà donc quelle vocation sociale vous est naturellement destinée. On aurait également tort de penser qu’il s’agit là d’une manière de voir très dépassée, et qui n’affecterait plus personne, ou alors seulement des esprits assez ordinaires et pas les grands décideurs politiques, les gens qui ont des responsabilités. C’est constant. C’est constant depuis les années d’avant-guerre, après-guerre… Au moment des années 50, par exemple, vous pouvez trouver des actualités cinématographiques, notamment à l’occasion de l’Exposition Universelle en Belgique, où on voit des hommes en blouse blanche au Rwanda en train de mesurer des crânes, des nez, et les commentaires disent, par exemple, je cite : « Le Hutu a l’âme lourde et passive ». Mais beaucoup plus près, et tout à fait lié à notre sujet, en 94, au moment des événements, un homme, qui a eu les plus hautes responsabilités de l’Etat en France – et l’Elysée étant ce qu’il est, tout particulièrement la politique africaine qui est quasiment, osons l’expression, une chasse gardée – Valéry Giscard D’Estaing… Eh bien, la France se demande à ce moment-là si elle doit faire ou non une intervention armée au Rwanda, il passe au journal de TF1 chez Poivre d’Arvor et, avec le sens pédagogique que nous lui connaissons, explique aux téléspectateurs et au journaliste, ce que sont les Rwandais. Et il dit par exemple, je cite : « Les Tutsi sont plus délurés que les autres ». Délurés…

Si nous oublions pour l’instant ces caractérisations, intellectuelles et morales, pour nous en tenir aux descriptifs physiques, alors il faut reconnaître bien sûr qu’il y a une base dans la réalité. C'est-à-dire qu’il y a un pourcentage d’individus dans chacune de ces catégories identitaires qui correspond plus ou moins à ces descriptions. D’où viennent ces différences ? Je parlais tout à l’heure de la recherche qui ne cesse pas, de terrains encore ouverts à la réflexion, en voilà un. Il y a là différentes hypothèses qui présentent toutes des côtés insatisfaisants, des contradictions. Il y a la théorie la plus ancienne, qui est qu’il s’agit de trois groupes de populations qui ont occupé successivement ce territoire : les 1ers habitants étant les Twa, les Hutu venant ensuite (leurs ancêtres plus exactement) défrichant la forêt, et puis les ancêtres des Tutsi avec leurs troupeaux. Mais nous avons vu que, notamment avec la linguistique, et bien d’autres éléments, on a beaucoup reculé la date de cette rencontre et, désormais, les historiens font remonter les ancêtres des Hutu, des Tutsi et des Twa, sur ce territoire, à cet endroit là, dans la fin du 1er millénaire avant Jésus-Christ. C’est donc une très longue période pour expliquer que des gens qui ont formé une même société aient maintenu à ce point des différences physiques dans une société qui n’était pas strictement de castes. Qu’en est-il de la réalité de cette hypothèse ? Peut-être faut-il la confronter à d’autres, par exemple la dimension sociale de cette distinction. Comme vous le savez peut-être, au moment où les Européens ont été saisis par la rage de mesurer tout le monde, ils se sont aussi parfois mesurés eux-mêmes. Et on dispose ainsi pour la fin du 19ème siècle d’études, en France, où on a mesuré la population. Et, comme on pouvait s’y attendre, les grands notables, les descendants de la noblesse, la grande bourgeoisie parisienne, tous ces gens faisaient, en moyenne, un bon nombre de centimètres de plus que le pauvre petit paysan bas-breton ou auvergnat. Est-ce qu’en mesurant des différences raciales au Rwanda on ne mesurait pas aussi des différences sociales ?
 Ceci est peut-être d’autant plus crédible, que pendant très longtemps, le colonisateur n’a voulu considérer comme véritablement Tutsi que les très grands propriétaires de troupeaux, les nobles. Au point, à un moment donné, dans les statistiques, de retenir des chiffres aberrants, considérant qu’il n’y avait au Rwanda que 20.000 Tutsi… ce qui est totalement fou. Parce qu’on ne comptait que ceux-là. Or on sait aussi que dans une société, ce sont les groupes dirigeants qui fixent généralement les normes esthétiques, et on sait maintenant qu’on cherchait effectivement à produire ce type de beauté : par l’alimentation, par des techniques physiques, parfois dangereuses, employées dès le plus jeune âge, les nourrissons, afin de produire des individus grands, au front haut, etc.

Bon, quelque soit la réalité de toutes ces hypothèses, ce qui importe, par rapport au concept de race, c’est de voir que si ces différences physiques existent, elles sont aussi extrêmement relatives. Que si vous allez au Rwanda, et que vous vous postez au coin d’une rue, n’importe où dans le pays, à Gikongoro, Butare, Kigali, Kibuye et que vous regardez passer la foule, vous allez voir, bien sûr, des individus que vous croirez pouvoir classer (et il faudrait vérifier, on se trompe) mais vous allez surtout en voir une quantité qui vont vous plonger dans des abîmes de perplexité : « En voilà un très grand, très maigre, c’est un Tutsi ; oui, mais il a la figure toute ronde, il est très, très, très noir et il a un gros nez. » et : « En voilà un, la peau très claire, presque jaune, le nez fin… oui, mais il est très petit et très gras », alors ? Alors, on se dit : « c’est moi, je suis Européen, je ne vois pas clair… Les Rwandais entre eux se repèrent ». Il est évident qu’après les dernières décennies de discrimination, de honte, de violence, avec une société focalisée sur la distinction raciale, les Rwandais ont peut-être développé une sur-sensibilité qui leur fait relever des indices qui nous échappent. On y était d’ailleurs entraîné, vous vous souvenez qu’ils vous ont dit que dès l’école primaire, premier jour, les Tutsi devaient en quelque sorte se dénoncer, les enfants devaient se dénoncer comme Tutsi. Et ils servaient de cobayes - si j’ose dire - ces malheureux enfants, pour permettre aux autres d’identifier ce qu’est un Tutsi, en distinguant les traits, en faisant toucher les cheveux : « Tu vois ils n’ont pas la même texture que les tiens », etc.

Malgré tout cela, la meilleure preuve que pour les Rwandais également la tâche n’est pas facile, c’est le génocide. Ce sont tous ces Tutsi qui ont échappé aux barrières des miliciens Interahamwe parce qu’ils n’avaient pas le type caractéristique et qu’ils avaient une carte d’identité achetée, fausse, avec la mention « Hutu ». Au demeurant, si réellement comme pour les races, on pouvait repérer qui est qui, pourquoi fallait-il à tous ces barrages absolument contrôler la carte d’identité et la mention ethnique ? Si ça se voit ? Tout cela n’étant d’ailleurs pas fiable puisqu’il y avait ce marché noir de cartes d’identité. Si j’ajoute aussi par exemple que pour les plus extrémistes des extrémistes hutu du Nord du pays, tout ce qui est au Sud (les Hutu du Sud aussi) est considéré quand même plus ou moins comme Tutsi, on se dit que la question devient très compliquée.

Si maintenant on confronte cette notion à d’autres critères que le physique, elle vole en éclats. Qu’est-ce en effet que cette race dont on pouvait changer ? De son vivant ! En effet, dans le Rwanda ancien, si on dit que les Tutsi en général, occupaient une position sociale supérieure aux Hutu en général, il arrivait bien sûr qu’un Tutsi qui se soit mal comporté, qui faisait de mauvaises affaires, que son protecteur – c’était très grave – rejetait, que sa famille reniait, etc, qui s’appauvrissait donc, entre dans une sorte de processus de déchéance sociale et soit considéré finalement lui et ses descendants comme Hutu. Inversement, et l’histoire du Rwanda en connaît des exemples, un Hutu qui pouvait avoir rendu un très grand service au roi, était récompensé par des troupeaux, faisait des mariages intéressants, et finissait par être considéré comme Tutsi, lui et les siens. Il y a même un exemple dans l’histoire du Rwanda - je veux le dire parce que c’est très frappant - avec un Mutwa, avec un … « demi-singe », un « pygmée ». Dans l’histoire du Rwanda, cet homme a quasiment sauvé la couronne. Et donc ce Mutwa a été extrêmement récompensé, on pourrait dire, en quelque sorte, anobli. Il est devenu le fondateur d’un lignage particulier, les Abasyete, et il a été considéré comme Tutsi, lui et ses descendants. L’intéressant, étant donc, que le fait soit tout à fait historique ou non, que dans la culture rwandaise, on pouvait considérer qu’un Mutwa était devenu Tutsi. Alors ça c’est une étrange race quand même. Je veux dire : changeons de continent, Amérique du Nord, USA. Tous les Noirs ne sont pas en prison ou drogués dans la rue, il y en a quelques-uns qui réussissent. Imaginons quelqu’un qui devienne très riche, qui par extraordinaire pourrait, par exemple, devenir chef du Pentagone… voire peut-être, plus tard, Secrétaire d’État aux affaires extérieures… Cet homme appartient bien au cercle très restreint du pouvoir aux États-Unis, mais tous les Américains vont continuer à le considérer comme un homme de couleur, un Black. Ça ne change pas. Etranges races rwandaises.

Etrange race également à laquelle on n’appartient que par son père, et qui ne connaît pas de métissage. Oui, pour un Rwandais, si moi, Blanc j’ai la chance d’épouser une Rwandaise, que nous faisons des enfants, là il va considérer, bien sûr, qu’il y a un mélange génétique nouveau, qui a produit quelque chose de différent, un métis. Mais pas entre Hutu et Tutsi. S’il s’agit de races, c’est quand même tout à fait étrange. Entre Hutu et Tutsi c’est la patrilinéarité traditionnelle implacable. Je suis Tutsi, j’ai épousé une femme hutu, mes enfants sont Tutsi comme moi et intégralement et seulement Tutsi. Je suis Hutu, j’ai épousé une femme tutsi, mes enfants sont Hutu comme moi et intégralement Hutu. Ce qui montre bien que dans la tradition, on ne pensait pas en termes de « races ». Et ça a d’ailleurs fait un problème pour les génocidaires, car cette patrilinéarité est très profondément ancrée dans la culture rwandaise. Alors comment faire avec l’idéologie raciale ? Comment faire avec ces Hutu ayant épousé des femmes Tutsi et ayant fait des enfants que les génocidaires détestaient, mais qui étaient considérés comme Hutu. Alors, la propagande a fait des acrobaties pour concilier les deux, et on a dit à ces pères : « Oui tu crois que ces enfants sont Hutu comme toi, mais en réalité ta femme tutsi les a faits en cachette avec un autre Tutsi. Tu peux donc les tuer. » Ce qui montre au passage qu’il y a dans l’idéologie génocidaire et dans le génocide, quelque chose qui a profondément rompu avec les traditions culturelles rwandaises, et que ce n’est pas en elles qu’il faut chercher l’origine des causes. Enfin, pour en conclure avec ce point, je peux prendre un dernier exemple à la fois cocasse et tragique : quand les Belges ont voulu que chacun soit pourvu d’un livret d’identité avec la mention ethnique, bien sûr un certain nombre d’individus ne se sont pas présentés, ou n’était pas très sûrs de ce qu’ils étaient, ou bien disaient qu’ils étaient quelque chose et d’autres n’étaient pas d’accord. Alors l’administration a tranché au nombre de vaches. Dix vaches et plus, Tutsi, moins de dix vaches, Hutu. Et ainsi, au nombre de vaches, des frères ont été, de manière permanente désormais, étiqueté ethniquement différemment.

Les termes d’ethnie et de race ne s’appliquent pas à la population du Rwanda. La persistance dans l’emploi de ces notions relève de l’ordre de l’instrumentalisation idéologique à des fins de domination à l’époque de la colonie, comme à l’époque des Républiques après l’indépendance.

Le deuxième point, la « haine séculaire » entre eux, serait-il mieux établi ?

Si nous pensons génocide en 94, nous remontons dans le temps en cherchant des traces de la haine séculaire. Nous pensons bien sûr à des pogroms, à des massacres. Sur des siècles dans la tradition orale rwandaise, rien. Rien, parce que, contrairement à un préjugé répandu en Europe, pour cette zone en tout cas de l’Afrique, la pratique du pogrom, le massacre de populations civiles était inconnu avant les années 50, 60. Oui le Rwanda était un État, comme nos États européens, un État belliqueux, guerrier. Qu’est ce que c’était que ces guerres ? Elles avaient pour but d’agrandir le territoire, de razzier des vaches, si possible de tuer le Roi ennemi et de s’emparer du tambour-emblème de cette petite nation voisine. Et puis après, souvent d’ailleurs, avec cette famille on concluait des alliances. Jamais aucune de ces guerres ne s’est accompagnée, même comme on dirait aujourd’hui : comme « dommage collatéral », du massacre de populations civiles. Jamais non plus elles n’ont été justifiées par des motifs de haine raciale ou ethnique, et la meilleure preuve en est que l’ennemi traditionnel, séculaire du Rwanda, c’est le voisin Burundi. Une société également composée de Hutu, de Tutsi et de Twa.

Cette haine séculaire, accompagnée de violences raciales dont on ne trouve pas trace, est en fait l’extrapolation commode - à nouveau par les Européens - d’une de leurs théories essentielles et dont il nous faut parler parce qu’elle a joué un rôle… Elle a joué ? Elle continue, au moment où je parle, à jouer un rôle considérable non seulement au Rwanda, mais dans toute cette région avec des conséquences criminelles. C’est la théorie dite de l’invasion hamitique.

La théorie de l’invasion hamitique a été déduite par les Européens de deux considérations : la première, nous l’avons vu, c’est d’avoir cru découvrir une société composée de deux races dont l’une dominait manifestement sur l’autre. A cette époque, en histoire, on a un seul modèle théorique d’explication pour une pareille situation – ça a beaucoup changé depuis… Ce modèle, c’est celui de l’invasion, suivie de l’asservissement de la race autochtone. Donc sur le modèle des Romains envahissant nos ancêtres les Gaulois. Ou, bien sûr, comme depuis des siècles les Européens pouvaient le vérifier : leur propre envahissement de la planète et l’asservissement des Amérindiens, des Asiatiques et des Africains. Donc, les Tutsi, leurs ancêtres, avaient dû venir d’ailleurs et asservir les autochtones. La deuxième considération, très exemplaire des préjugés de l’époque, c’est que la race qui dominait devait, par nature, nécessairement, être supérieure à l’autre. Supérieure… jusqu’à quel point ?

 Il y a là, à nouveau, une singularité rwandaise. Les Européens ont tout de suite classé très très haut dans leur échelle de l’humanité, très près des Blancs, les Tutsi. Pourquoi ? Je crois qu’il est bon de se rappeler le choc qu’a été la découverte du Rwanda par les Européens. C’est donc très tardivement, c’est la dernière région explorée d’Afrique. On tourne autour et puis une première pénétration : 1894, véritable entrée : 1896. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, que longtemps auparavant, à la conférence de Berlin, on s’était déjà partagé ces territoires et que sans jamais avoir vu un homme blanc, les Rwandais étaient sans le savoir devenus Allemands… Quand donc, effectivement, les Allemands arrivent, une dizaine d’années plus tard, ils pénètrent dans un pays qui est déjà quelque part légendaire. Parce que non seulement l’homme blanc n’y a pas pénétré, mais personne. Les Mwami du Rwanda, par exemple, ont accepté quelques étoffes de négociants arabes mais n’ont jamais laissé pénétrer aucun esclavagiste. Donc on ne sait pas ce qu’on va trouver, il y a seulement des légendes… Et dans ce continent que les Européens à l’époque perçoivent, comme dit le célèbre titre de Joseph Conrad comme le cœur des ténèbres, le continent de tous les dangers, des marais pestilentiels, des déserts impitoyables, des jungles impénétrables, avec des animaux féroces, des peuplades encore plus barbares, des anthropophages… Voilà qu’au cœur de ce continent, ils entrent dans un pays que spontanément, plusieurs, dans leurs correspondances, décrivent comme étant : la Suisse. C’est la Suisse, le Rwanda. Il y a des montagnes enneigées, il y a partout de verts pâturages sur les collines, il y a des centaines de milliers de vaches parfaitement bien élevées, le pays est administré, il y a une cour royale extrêmement raffinée, cultivée… Ça ne pouvait pas être des « nègres ». Ça, c’était contraire à toutes les idées. Les Tutsi sont donc devenus quelque chose de mieux, ils sont devenus des Hamites ayant asservi des Bantous.

Hamite, signifie étymologiquement qu’on peut les faire remonter directement à Noé. Le patriarche de la Bible, Noé… L’arche de Noé, le déluge, tout ça. Ce qui me fait dire parfois, Mesdames, Messieurs, que ce n’est pas d’hier que les Rwandais ont affaire au génocide puisqu’aussi bien, si on réfléchit, le déluge est le premier et le plus radical jamais entrepris, Dieu a tout exterminé, absolument tout, toute créature vivante, à part les poissons… (Pourquoi ?). Et, à ce compte, si on croit vraiment au déluge, - et au 19ème siècle, tout cela se discute très sérieusement - nous sommes tous des descendants de Noé puisqu’il ne restait qu’une famille. Cela pose évidemment des problèmes pour savoir qui est l’ancêtre des Chinois par exemple, mais bon… Mais pour les Rwandais, on sait ! Pour les Rwandais, on sait. Noé avait un mauvais fils, Cham, qui a regardé un jour où Noé était ivre mort, il a surpris la nudité de son père, ce qui était un tabou. Donc Dieu l’a maudit en disant « Tu seras le serviteur, toi et tes descendants, de tes frères ». Versets bibliques qui ont servi pendant des siècles chez nous à justifier l’esclavage. Donc ça, c’est le mauvais, c’est celui qui a fait « les nègres ». Mais il va y en avoir d’autres qui sont mieux, et le Hamite, ce n’est pas tout à fait aussi bien que le Blanc, mais ce n’est pas aussi moche que le nègre. Et donc, les savants de l’époque ont traduit ça comme ceci : le Hamite est un Sémito-caucasien...

Ces Sémito-caucasiens seraient originaires d’Asie. Où ? Personne ne le sait – il y a des ouvrages pour les avoir situés au Tibet… Un jour – Quand ? Comment ? Pourquoi ? Personne ne le sait – ils seraient arrivés en Afrique, dans l’Egypte des pharaons, parce qu’il y a quelques bas-reliefs où l’on voit des Noirs élancés qui conduisent des troupeaux de vaches à longues cornes. Puis – Quand ? Comment ? Pourquoi ? Personne ne le sait – ils auraient transité vers l’Ethiopie-Abyssinie, parce que là aussi il y a des Noirs élancés avec des troupeaux de vaches à longues cornes. Et – Quand ? Comment ? Pourquoi ? Personne ne le sait – ils seraient un jour arrivés sur les hauts plateaux du « Ruanda-Urundi » et auraient asservi progressivement les habitants locaux.

Mesdames, Messieurs, la théorie de l’invasion hamitique n’a pas le début de l’ombre du commencement d’une preuve. Il n’y a aucun historien sérieux qui la soutienne aujourd'hui, elle a été mise en pièce par de nombreux historiens et notamment par un très grand historien africain Cheikh Anta Diop, un Sénégalais. Mais elle, et elle seule, a été enseignée aux Rwandais comme la théorie de leurs origines... Et ils l’ont crue. Et dans leur grande majorité, ils y croient toujours. Le Blanc qui savait tant de choses, qui maîtrisait les sciences, les techniques, leur a dit « Voilà d’où vous venez et qui vous êtes », et ils l’ont cru.

Je vais vous donner un petit exemple de cette littérature. À nouveau, je ne le choisis pas caricatural, juste exemplaire. C’est un extrait de la revue « Servir », en 1948, qui était une revue qu’on distribuait à Butare, celle des anciens étudiants de Astrida à l’époque (Butare aujourd'hui), c'est-à-dire on donnait ça aux enfants des chefs tutsi, en leur disant qui ils sont : « De race caucasique aussi bien que les Sémites et les Indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’origine rien de commun avec les nègres (...) Physiquement ces races sont superbes : malgré les inévitables métissages résultant d’un contact prolongé avec les nègres, la prépondérance du type caucasique est restée nettement marquée chez les Batutsi (...) Leur taille élevée – rarement inférieure à 1m80 – (...) la finesse de leurs traits imprégnés d’une expression intelligente, tout contribue à leur mériter le titre que leur ont donné les explorateurs : nègres aristocratiques ». Si, aujourd'hui, cela prête éventuellement à sourire, il faut se rappeler qu’à cause de ces élucubrations, en 94, on a jeté des milliers de Tutsi dans la rivière Nyabarongo en leur criant : « Retournez par-là en Abyssinie, c’est le chemin le plus court ».

Des Hamites donc, ayant asservi des Bantous… Le terme « bantou », lui, est toujours considéré comme pertinent dans les sciences, mais uniquement pour le domaine pour lequel il a été réservé : les langues, la linguistique. Il s’agit d’une famille de langues et pas du tout d’une famille de types humains. Le kinyarwanda appartient à cette famille de langues bantoues et à ce compte, alors, les Hutu, les Tutsi et les Twa du Rwanda sont Bantous.

Il est navrant de voir encore pas mal de plumes journalistiques employer à propos de la population du Rwanda ces termes : Hamite et Bantou qui n’ont aucun sens sinon peut-être de continuer à entretenir l’idée d’une invasion – qui n’a jamais eu lieu – et la haine séculaire, dont ne trouve pas de trace : avant l’invasion, elle bien réelle, des Européens.

Pourrions-nous peut-être maintenant examiner, s’il y a quelques points certains pour distinguer ces catégories identitaires ? Qu’est ce qui les différencie au fond ? La première chose, qui paraît évidente, c’est qu’ils occupaient des fonctions sociales différentes. Les Hutu étaient, dans leur grande majorité, des petits agriculteurs, et les Tutsi étaient, dans leur grande majorité, des éleveurs de gros bétail. Pour le petit bétail, ça se partageait.
Deuxièmement, il valait mieux dans cette société être éleveur qu’agriculteur. Le gros bétail, c'est-à-dire la vache, le taureau, représentait bien sûr de la richesse, du bien. Il représentait également du pouvoir et de la considération symbolique.

Du pouvoir parce que, à travers une relation compliquée (que je ne vais pas expliquer ici parce que ça a aussi beaucoup évolué à travers le temps) l’ubuhake, on pouvait recevoir, n’étant pas propriétaire de vaches, des vaches dont on avait la jouissance. Mais, en échange, on engageait ses services. Et se nouaient ainsi des liens de dépendance de Hutu à Tutsi, de Tutsi à Tutsi, jusqu’au Roi, qui était en principe le propriétaire de toutes les vaches du pays.

Et puis il y avait également de la considération symbolique parce que la vache était la référence esthétique rwandaise. Tous les poèmes d’amour et d’éloge de la beauté des femmes sont remplis de métaphores vachères et, des cinq grands genres de poésie traditionnelle au Rwanda, un est entièrement consacré à la vache.

Il est clair que les grands propriétaires de troupeaux étaient à la fois des gens de pouvoir, de richesse, et de considération. Également, dans l’administration du pays, à la cour royale, ou à la tête des provinces, on trouvait davantage de Tutsi que de Hutu. Mais le pays n’était pas administré seulement par les Tutsi, comme on l’a écrit faussement, et la meilleure preuve en est que - comme nous allons en parler dans quelques instants – quand, avec la réforme dite Mortehan, à partir des années 20, les Belges décident de « tutsifier » toute la petite administration de la colonie – ils sont obligés de déposer plus de 400 chefs Hutu et une quarantaine de chefs Twa.

Le sens social de cette distinction Tutsi/Hutu s’entend bien dans le mot Hutu lui-même qui, en quelque sorte, signifie « être au service de ». On était toujours le Hutu-de-quelqu’un.

Maintenant, en ayant un peu éclairci - un peu éclairci - la question, je voudrais revenir quand même à ma précaution oratoire du début : les choses sont plus complexes, tout ce que j’ai dit aurait dû être nuancé d’un tas de façons. Je vous laisse par exemple deux questions pour réfléchir plus tard. Les mots Hutu et Tutsi, sont relativement récents. Je crois qu’ils apparaissent au 16ème siècle. Si on dit que c’est depuis la fin du 1er millénaire avant Jésus-Christ que ces peuples, que ces individus sont là, alors quelles étaient les relations de ces Proto-Hutu, et Proto-Tutsi ? Nous n’en savons pas grand chose. Si on dit aussi que Tutsi, c’était une position sociale supérieure, que signifie alors l’expression « Tutsi pauvre » ? Et il y avait beaucoup de Tutsi pauvres. Ou bien est-ce qu’on ne l’emploie qu’à partir du moment où les catégories ont été arrêtées par le colonisateur ?

La question Hutu/Tutsi, Mesdames, Messieurs, ce n’est pas clair. Si ce que je vous ai dit vous a paru clair, c’est que je me suis mal exprimé.

Le royaume ancien du Rwanda n’était pas le paradis terrestre, c’était un État. Comme tous les États, il avait sa part d’oppression et de sévères cruautés. Mais c’était également une société avec beaucoup de réseaux de solidarité, et un sentiment d’unité culturelle identitaire très fort. Il n’y avait en tout cas rien qui ressemble de près ou de loin à de la haine raciale.

Comment se fait-il alors que, en moins de cent ans après notre arrivée, la grande majorité des Rwandais se pense, se vit, en termes d’ethnies, et de races ? Le fait objectif n’existe pas, mais il est viscéralement vécu. C’est l’idéologie au sens le plus opaque, peut-être jusque dans l’inconscient. Et comment un tel fossé de haine a-t-il pu se creuser entre ces deux catégories identitaires au point qu’un groupe a voulu complètement anéantir l’autre, et ce avec une telle violence qu’il s’agissait non seulement d’en finir avec le dernier Tutsi, mais de tuer tous les Hutu qui n’étaient pas d’accord avec cette politique.

C’est naturellement aux Rwandais eux-mêmes, d’abord, de tenter de répondre à ces questions, certains y travaillent et leur tâche n’est pas facile. Mais nous, Madame Bee Bee Bee, Monsieur Jacob, qui nous sommes imposés là si longtemps, qui avons profondément modifié cette société, où pourraient être situées nos responsabilités dans les prolégomènes de cette atrocité ?

Je crois qu’on peut les situer autour de trois points :

- Le premier, c’est d’avoir analysé et organisé la société rwandaise exclusivement comme bipolaire : Hutu/Tutsi.

Pour un Rwandais d’autrefois son identité se déclinait à partir de beaucoup d’autres paramètres. Il y avait, plus important que tout, son lignage. Et avant le génocide culturel qui précède en général le génocide physique, beaucoup de Rwandais pouvaient remonter leur généalogie sur des dizaines d’années, voire des siècles. Il était essentiel de savoir de qui on descendait, pour savoir quel ancêtre était éventuellement fâché et vous entraînait dans le malheur pour le présent. Il importait de savoir de qui la famille avait été alliée et ennemie. Ça dictait aussi son comportement, ça constituait une part fondamentale de l’identité. Egalement important pour l’identité : le clan. Ça ne nous a pas intéressés du tout. Pour les centaines d’ouvrages que vous avez avec « races » et « ethnies », vous avez une poignée d’études - je dirais moins d’une dizaine - sur les clans. Il y avait la région - ça, ça continue à être de nos jours toujours très important pour l’identité - et à l’intérieur de cette région, sa colline, qui est presque une deuxième mère-patrie. Il y avait son corps d’armée, puisque toute la nation était organisée en corps d’armée, y compris les vaches. Il y avait tout cela et il y avait bien sûr l’importante distinction Hutu/Tutsi. Nous n’avons prêté d’attention qu’à celle-là.

- Deuxièmement, nous avons défini cette bipolarité comme raciale et de nature avec des vocations sociales et des qualités intrinsèques afférentes à chacune.
 Pendant des générations, les Hutu ont appris que par nature, ils étaient faits pour obéir, les Tutsi pour commander, le Blanc pour dominer tout le monde. Les conséquences de ça sont incalculables…

- Et troisièmement, les Occidentaux sont responsables d’avoir créé des motifs de division profonde entre ces deux groupes, voire de haine, en réservant - si on peut parler ainsi - les « avantages » de la colonisation, pendant très longtemps, à seulement une élite tutsi. Et puis brutalement, en 59, d’avoir du jour au lendemain au contraire soutenu une élite hutu dans sa répression brutale des Tutsi.

Un mot sur cette histoire parce qu’elle conduit directement à 94.

Quand les Blancs arrivent, les Allemands d’abord, les Belges à partir de 1916, ils prêtent essentiellement attention à la cour royale. Mais pas les missionnaires qui se consacrent aux Hutu qui sont la majorité et parce que les grands nobles résistent à la christianisation.
Tout va changer avec une lettre, ils vous en ont déjà parlé, la lettre d’un prêtre, un Père Blanc, Léon Classe, qui va devenir le vicaire apostolique du Rwanda, Monseigneur Classe. Et ce prêtre écrit à l’Administrateur Charles Voisin en lui disant : « Voilà, il faut changer, il faut maintenant asseoir toute l’administration du Rwanda sur les Tutsi, et surtout sur la jeunesse. » C’est le début de ce que l’on va appeler « l’administration indirecte » qui se donnait le modèle britannique et qui correspond au Rwanda à la « tutsification » de tous les petits niveaux de responsabilité.
Le principe de l’administration indirecte voudrait, comme vous le savez, que la puissance coloniale s’exerce au travers des structures indigènes. Encore pour cela faut-il les préserver un petit peu. Au Rwanda, on n’a à peu près rien respecté.
Je crois qu’il est impossible à un Européen, il m’est en tous cas à moi impossible, de me représenter concrètement le bouleversement, le séisme culturel vécu par les Rwandais en très peu d’années. Et même si ça fait un peu rire, si ça prête à sourire, imaginons l’inverse… Imaginons que, fin 19ème, soient arrivés dans nos pays des êtres totalement étrangers, disons : des Bleus, supérieurement armés, et qui nous soumettent, et qui nous auraient imposé les mœurs rwandaises. Donc, nous sommes à cette époque-là. Malgré l’industrialisation il y a encore 90% de paysans, une foi chrétienne puissante (une paroisse pour 15.000 habitants), la période la plus puritaine de l’histoire de l’Occident, et on nous aurait obligés à entrer dans des cultes de possession, à fermer complètement nos églises (sous peine des plus graves conséquences) ; sous prétexte de pudeur, nos arrière-grands-mères auraient dû jeter corsets, crinolines, et se promener à peu près nues ; sous prétexte de moralité également, on nous aurait imposé la polygamie (officiellement, je veux dire). Etc. Dans tous les domaines : la justice, le travail… Tout.

C’est sur la base de ce séisme culturel pour les Rwandais qu’on a également changé toutes leurs structures. Le centre de toute légitimité au Rwanda était le Roi, le Mwami. Il l’était bien davantage que nos monarques de droit divin européen. Il était le pays dans son corps même, il l’incarnait. Le Roi, pendant les batailles, ne pouvait pas même bouger un cil. S’il trébuchait, c’était une catastrophe, le pays avait failli tomber. Comme ce Roi faisait un peu de résistance et avait des mœurs qui ne plaisaient pas aux Pères Blancs, on l’a exilé. On l’a jeté au Congo où il est mort, on ne sait même pas où, Musinga. Et on a désigné d’office, sans passer par aucune procédure traditionnelle, un de ses enfants, Rudahigwa. Ce jeune prince, pour en être bien sûr, pour le contrôler, on l’a catéchisé pendant treize années ! Au bout de 13 ans, on l’a baptisé. Et si je le raconte ce n’est pas une anecdote, vous allez voir pourquoi. On l’a baptisé de trois prénoms : Charles Léon Pierre. Charles, parce que c’était le prénom du cardinal Lavigerie, fondateur de la congrégation des Pères Blancs ; c’était le prénom d’un prince de la cour royale de Belgique ; c’était le prénom de Charles Voisin, vice-gouverneur du territoire. Léon, parce que c’était le prénom de Monseigneur Léon Classe. Pierre parce que c’était le prénom de Pierre Ryckmans, gouverneur général de ce que l’on appelait à l’époque le Ruanda-Urundi. Mutara III Rudahigwa était donc Charles Léon Pierre… Trois ans plus tard, dans une cérémonie monstre, il va solennellement donner son pays au Christ-Roi, et abandonner en quelque sorte son dernier pouvoir, le pouvoir symbolique.

Le Roi étant donc devenu une sorte d’ectoplasme, on va aussi bouleverser toutes les structures administratives. Comme toute société, je dirais : ancienne, le Rwanda était très complexe. Il y avait des chefs de l’armée, des chefs de terre, des chefs de pâturage, des chefs de collines. Il n’y avait pas la même structure administrative aux frontières et dans le centre du royaume. Les Belges ont évidemment, à l’occidentale, éradiqué tout cela et on a mis partout un chef/un sous-chef, un chef/un sous-chef, un chef/un sous-chef… Tous ces chefs et sous-chefs ont été exclusivement tutsi. Là où on n’avait jamais vu de chef tutsi, on en a importé.
Seuls les enfants de ces chefs ont pu recevoir un minimum d’instruction à Astrida (aujourd'hui Butare). Les autres pas, ou très difficilement. Ce sont ces chefs qui, en sus des privilèges traditionnels dont certains se sont durcis, avaient la charge de l’administration quotidienne. Le Hutu sur sa colline ne voyait pas souvent l’administrateur belge. C’était le chef qui était chargé de percevoir les taxes (les impôts donc), d’organiser les corvées ou travaux dits d’intérêt général, parfois très lourds. Il y a eu des années où pour les paysans c’était plus de deux jours sur trois. C’est également lui qui était responsable des châtiments. Et là, il ne s’agit pas d’un cliché quand on parle de la chicotte : le fouet en cuir d’hippopotame. En 1948, une enquête de l’ONU établit que sur 250 paysans interrogés, 247 avaient été battus, et souvent à plusieurs reprises.
Le chef était responsable de tout cela. Et tous les rapports de l’administration coloniale sont parfaitement clairs : le « bon chef » est celui qui n’hésite pas à employer la manière forte avec ses congénères. Pour un chef respectueux, précautionneux, combien pouvaient abuser de cette situation ? Il y a là les motifs d’un ressentiment puissant, bien sûr.

Et puis, arrivent les années 50, tout change. Un vent d’indépendance souffle sur l’Afrique. Au Rwanda, qui veut l’indépendance et qui ne la veut pas ?
Veulent l’indépendance : le Roi, qui se rebiffe, et une dizaine de milliers disons de petits privilégiés issus des Tutsi, qui veulent aussi l’indépendance immédiatement. Mais ils veulent de plus une chose très grave : ils veulent aussi la séparation - qui n’existait en aucune manière au Rwanda - de l’Église et de l’État.
On trouve donc contre l’indépendance, bien sûr, l’Administration coloniale et l’Église, qui vont requérir une troisième force, les forces armées. Un colonel, le colonel Guy Logiest arrive du Congo avec des troupes. Ce colonel - dont ils vous ont parlé, qui était un pur raciste, qui avait épousé une Sud-Africaine, voulait prendre sa retraite en Afrique du Sud et fait l’éloge de l’apartheid dans ses mémoires – prend également parti, avec l’Église et l’Administration contre l’indépendance et tous soutiennent - parce qu’il y a une petite force sociale rwandaise derrière - ce qu’on ose à peine appeler une petite-bourgeoisie hutu. Ces Hutu qui ont réussi malgré toute la « tutsification » à obtenir quelques postes, comme le futur Président de la République : Grégoire Kayibanda, qui était secrétaire de Monseigneur Perraudin. Et toutes ces forces décrètent qu’il n’est pas du tout question d’obtenir l’indépendance avant d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire : la révolution. L’Église, l’Administration coloniale, l’armée, oui, sont pour la révolution ! Il faut faire la révolution. Brusquement tout le monde est très conscient de la misère des Hutu, dénonce les privilèges d’une race, et on organise – principalement le vice-gouverneur Harroy avec les petits partis hutu ce que - d’une manière, je trouve parfaite - dans ses mémoires, le gouverneur Harroy appellera lui-même : « une révolution sous tutelle... »
Cette « révolution », qu’est-ce que c’est ? Ce sont les premiers pogroms, massacres, incendies, pillages, grandes vagues d’exils. En Europe, et ici en particulier, tout le monde applaudit. La droite parce que les intérêts de la colonie sont préservés. La gauche, socialistes, communistes, extrême-gauche, les différentes mouvances syndicales, parce que c’est présenté - vu de loin - comme une insurrection paysanne.
Et personne ne prend garde à une chose qui relie directement 59 à 94 : c’est que la cible de cette violence, soi-disant « révolutionnaire », ce n’est pas du tout comme ailleurs : l’Administration coloniale etc., ils l’organisent ! Ce ne sont même pas seulement ou principalement les 10.000 privilégiés Tutsi. Non, la cible, c’est LE Tutsi, LES Tutsi. Et c’est bien normal puisque c’est une race, puisque ces « Juifs de l’Afrique » ont dans le sang la domination, alors peu importe qu’il s’agisse d’un Tutsi riche ou pauvre, ou d’un enfant. Il est par nature une menace pour le Hutu.

Suite à cette « révolution », il y aura l’indépendance, deux Républiques basées sur un concept : « peuple majoritaire » c'est-à-dire : démocratie ethnique. Cette étrange équation qui veut que, puisque les Hutu sont la majorité, tout ce qu’ils font est, par nature, « démocratique ». Sous ces deux régimes les Hutu sont généralement restés misérables et les Tutsi, persécutés. Et il y a eu de nombreux massacres. Toujours sur le même système : l’oppression provoque des exils, les exilés veulent rentrer chez eux, on le leur interdit, ils le tentent par la force, alors on massacre les Tutsi de l’intérieur en disant : « Il ne fallait pas attaquer ».

Je parle de massacres, je ne parle pas de peu d’événements. Voici les dates de ces principaux massacres au Rwanda avant le génocide : 1959, 60, 61, 63, 66, 73, 90, 92, 93, et puis le génocide. En 63, après les massacres, Bertrand Russell, le philosophe, a écrit : « Ceci est le massacre le plus systématique et le plus horrible que nous ayons vu depuis l’extermination des Juifs par les Nazis ».
On le savait, donc… On le savait…

Et suite à ce massacre de 63, je vous laisse méditer cela, début 64, le président Grégoire Kayibanda, fait une déclaration dans un article, qui est la prophétie du génocide 30 ans avant. Il s’adresse aux Tutsi en exil : « A supposer par impossible, leur dit-il, que vous veniez à prendre Kigali d’assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les premières victimes ? Je n’insiste pas, vous le devinez, vous vous le dites entre vous, ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi. Qui est génocidaire ? »  « Qui est génocidaire ? » fait partie de la citation. C'est-à-dire ce raisonnement, qui est aussi étrangement suivi par certaines chancelleries européennes, qui veut que les responsables du génocide, ce ne sont pas ceux qui ont coupé les gens en morceaux ou qui en ont donné l’ordre, mais les exilés. Parce qu’ils sont rentrés de force dans leur pays.

Je vous laisse avec une dernière question, Madame Bee Bee Bee, Monsieur Jacob. Comment se fait-il que, sachant tout cela, les régimes occidentaux, les gouvernements – les Etats-Unis, les Belges bien sûr et, pour les dernières années particulièrement, les Français – aient rivalisé dans les offres de services sur le plan technique, financier, militaire, à un régime non seulement dictatorial et corrompu, mais coupable de crimes contre l’humanité répétés et d’envergure ?

Et peut-être, peut-être y-a-t-il un indice de réponse dans l’histoire. Si l’on se souvient de l’acharnement diplomatique des Belges dans les années 20, contre les Britanniques, pour conserver à tout prix un mandat sur ces territoires minuscules, peu peuplés, à peu près totalement dépourvus de richesses naturelles. Parce qu’ils considéraient que c’était une zone-clé par rapport à un pays, immense, extrêmement peuplé et extraordinairement riche : le Congo. Les événements d’après 94 devaient montrer que, pour le meilleur et pour le pire, Rwanda et Congo allaient avoir un destin lié. Est-ce dans cette crainte de perdre leur influence dans cette région que certains ont accepté - plus ou moins consciemment - le massacre d’un million d’êtres humains ?

Murakose
Je vous remercie.

 

(1)  Cette conférence a évolué et s’est précisée au cours des années d’élaboration puis de représentation du spectacle. Elle a connu de minimes improvisations selon les circonstances (des publics différents, par exemple). Si elle devait se donner à nouveau, ou être rééditée, elle devrait être encore modifiée. Cette transcription correspond à sa version des années 2004/2005, et à peu près telle, notamment qu’elle a été jouée au Rwanda pendant la 10ème commémoration du génocide et telle qu’elle est reprise dans le film du spectacle tourné lors des dernières représentations en avril 2005.
Madame Bee Bee Bee et Monsieur Jacob sont deux personnages de la pièce, l’une est une célèbre journaliste de la télévision, l’autre un ébéniste juif rescapé de la Shoah.
Le Chœur des Morts auquel il est fait référence était un groupe d’acteurs et musiciens rwandais, protagoniste essentiel de l’œuvre. (note de l’auteur)