Disparition de l’homme
et désir d’immortalité
Après Rwanda 94 et Anathème, le Groupov s’est engagé dans l’aventure de Fare Thee Well Tovaritch Homo Sapiens (Adieu Camarade Homo Sapiens). La destruction ou la mutation radicale prochaine de notre espèce en est le propos exposé sous la forme d’une tétralogie. Associant différents artistes de diverses disciplines et générations sous la direction artistique de Jacques Delcuvellerie, elle est composée de quatre spectacles distincts, autonomes et complémentaires.
Le premier volet, Un uomo di meno (Un homme de moins) écrit et mis en scène par Jacques Delcuvellerie, a été présenté au Théâtre National le 18 mars dernier.
Deux mois, jour pour jour après cette première création, le second volet, Mary Mother of Frankenstein, voit le jour dans le cadre du KunstenFESTIVALdesArts.
Frankenstein, un fantasme légendaire
Au centre de son propre cauchemar, une très frêle jeune fille : Mary Shelley. A ses côtés, convoqués par elle, ses fantômes et ses visions...
L’avancée fulgurante des biotechnologies – dans tous les domaines du vivant (végétal, animal, humain), l’inventaire breveté commercialement du génome de notre espèce, le clonage, la fabrication de « chimères » biologiques, l’ADN fiché dès l’enfance ; résurgence moralisatrice de l’eugénisme ; l’association aujourd’hui possible du vivant et de la matière inerte, grâce à la combinaison de la robotique, du génie génétique et des nanotechnologies, tout cela met « scientifiquement » en œuvre un très vieux fantasme du Sapiens.
Ce fantasme, au début du 19ème siècle, une toute jeune femme, Mary Shelley, lui a donné une forme légendaire : Frankenstein.
Né de la toute puissance de la science, faisant ainsi l’économie du rapport sexuel, le monstre - qui ne sera jamais nommé - est rejeté par celui-là même qui lui donne la vie, Victor Frankenstein. Il décime alors, par déception, par manque d’amour, l’entourage de son créateur.
Imaginé aux bords du Lac Léman, après une nuit d’orage, le roman est aussi le reflet inconscient et prémonitoire de la propre vie de Mary. En l’espace de quelques années, la mort lui ravira trois de ses enfants, sa sœur se suicida et Percy Shelley lui-même périt noyé. Elle a également éprouvé au plus profond de son intimité les exaltations, les désillusions et les naufrages d’esprits exceptionnels qui l’entouraient - Percy, Lord Byron, Claire Clairmont - et qui tentaient de « vivre autrement ». Ils furent saisis de la nécessité de transgresser les valeurs et les tabous de leur temps.
Science, société de la marchandisation
et utopies du romantisme
Il y a quelque chose de cette épopée amoureuse et funèbre qui préfigure les essais utopiques des années 1960-70 en Occident. Le fantasme scientifique, sa mise en œuvre dans les conditions de l’ultralibéralisme économique et idéologique, la diminution et la sclérose intérieures de l’homme-consommateur, se déploient dans ce deuxième volet de Fare Thee Well Tovaritch Homo Sapiens, à travers une évocation onirique, documentaire, biographique et historique.
La partition scénique rassemble des écrits de Mary et Percy Shelley, Lord Byron et Claire Clairmont qui seront interprétés dans leur langue d’origine par une distribution en partie britannique donnant à entendre les utopies et les mélancolies du romantisme - comme dernier cri de l’Homo Sapiens ?
© La fiancée de Frankenstein - James Whale