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Rwanda 94, une tentative... - 2006


Catégorie : Rwanda 94
Auteur : Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : Revue Europe n°926-927
Date : 2006

« Ils sont vivants les morts couchés sous la terre… »

                      Sophocle, Electre.
 
 
 
Les événements
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             Le six avril 1994, l’avion du président du Rwanda, Juvénal Habyarimana est abattu. En quelques heures, la ville de Kigali est quadrillée de barrières tenues par des miliciens interahamwe et des militaires. La chasse aux opposants politiques et à toute personne « d’ethnie » tutsi commence. Elle durera trois mois. En moins de cent jours, à la machette, à la massue, à coups de fusils, de mitrailleuses, de grenades, noyés ou brûlés vifs, hommes, femmes, enfants, vieillards, seront exterminés dans les villes, sur les collines, dans les temples et les églises. Le troisième génocide du 20ème siècle officiellement reconnu par la « communauté internationale », s’est déroulé au vu et au su du monde entier. Il avait été annoncé de longue date par des experts, précédé de massacres d’envergure en 1992 et 1993, prédit par une commission d’enquête de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme en 1993, l’entourage présidentiel y était clairement désigné comme responsable. Sur place, se trouvait une force armée de l’ONU commandée par le général Dallaire ; celui-ci avait envoyé – trois mois auparavant – un message urgent au secrétaire général, décrivant les préparatifs de la tuerie planifiée… Non seulement rien ne fut entrepris, mais après l’assassinat des dix casques bleus belges, les forces de l’ONU quittèrent massivement le pays, laissant le génocide s’accomplir sans aucune entrave.
 

            Environ un million de personnes furent ainsi massacrées, en moyenne : dix mille par jour, quatre cents à l’heure, sept par minute. Pendant ces trois mois d’enfer, une bataille diplomatique fut menée par certains pays afin d’empêcher que cette boucherie ne soit qualifiée de génocide. Il s’agissait d’éviter que les Etats soient contraints à intervenir contre le gouvernement rwandais, comme la loi le prévoit désormais si le génocide est avéré. Vers la fin, la France obtint « à l’arraché » un mandat et déclencha l’opération Turquoise. Alors que le génocide était demeuré quasiment invisible sur les écrans, un déchaînement médiatique accompagna les forces françaises en Afrique. Finalement, Turquoise sauva quelques vies mais protégea surtout l’exode des assassins et favorisa l’émigration massive de la population affolée et toujours encadrée par les forces génocidaires. Il semble que le but réel de l’opération était moins d’arrêter le génocide que de freiner et restreindre la victoire du FPR (Front Patriotique Rwandais), composé d’exilés principalement tutsi.

 

 
Le génocide a détruit la vie de dizaines de milliers de familles, ceux qui ont survécu en sont blessés pour toujours. Aujourd’hui qu’ils constituent une petite minorité dans un pays profondément bouleversé, beaucoup se sentent abandonnés, incompris, isolés, nombre d’entre eux connaissent des troubles mentaux graves, leurs conditions de vie sont généralement misérables. On tue encore des rescapés au Rwanda, pour les empêcher de témoigner ou par vengeance, et le sida décime les femmes violées et leurs enfants.
 

            C’est à ceux-là, morts-vivants en quelque sorte, et à la mémoire de leurs proches assassinés, que le travail du Groupov a été dédié. Ils en sont l’inspiration et la voix. 

 

 

Le projet Rwanda 94
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            L’initiative a procédé d’une révolte très violente. Une révolte double, en fait.
 

            -     Face aux événements eux-mêmes : le génocide perpétré dans l’indifférence et la passivité générales. Les morts n’avaient pas de nom, pas de visage, pas de réalité. Chiffres abstraits et incertains, corps boueux le long des routes, l’humanité qui leur avait été déniée dans la mort leur était également refusée au-delà. Après nous avoir gavés jusqu’à l’écœurement de son credo humanitaire, après la litanie des « plus jamais ça », la soi-disant « communauté internationale » acceptait, et pour certains de ses membres : protégeait, le crime entre tous intolérable.

 

 
 

            -     Face au discours qui constituait ces événements en informations dans les médias, en particulier la télévision. A de très rares exceptions près, la « tragédie rwandaise » s’y présentait comme une « guerre tribale », problème « typiquement africain ». La responsabilité occidentale ne semblait en rien engagée dans ce qui apparaissait implicitement comme l’habituelle résurgence de la barbarie nègre dès que les Européens ont tourné le dos.

 

 
 
Bien que nous fussions passablement ignorants de l’histoire du Rwanda au moment des faits, Marie-France Collard et moi-même soupçonnâmes rapidement qu’une telle simplification relevait d’une vision purement aprioriste. La faillite de l’ONU, les vives différences d’appréciation des responsabilités selon les média anglo-saxons, belges et français, et finalement l’opération Turquoise, achevèrent de nous persuader que des intérêts étrangers puissants étaient également en jeu. Le Groupov entreprit alors un long travail d’enquête auprès d’ethnologues, d’historiens, de journalistes, de survivants, de témoins, il organisa aussi trois voyages d’information sur place. L’équipe dramaturgique de base, écrivains, musiciens, metteur en scène, certains acteurs, a participé de bout en bout à cette enquête, en même temps qu’elle élaborait les premiers éléments de la future création.
Ceci, bien sûr, distingue déjà notre approche de celle des médias. Cette aventure entreprise dans le sentiment de l’urgence s’est imposé le temps nécessaire aussi bien à essayer de comprendre qu’à formuler. Quatre années. Et, bien sûr, ce n’est jamais assez
 Petit à petit, l’objectif du projet s’est précisé. Il s’est progressivement défini comme : une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants. Une tentative, certes. A quoi oserait-on prétendre de plus ? Le sujet excède de toutes parts les capacités cognitives et expressives de l’individu et, à ce sujet, il n’est sans doute pas indifférent que Rwanda 94 s’apparente à ce qu’il est convenu d’appeler une « création collective ». Quant à la « réparation symbolique », les artistes, à nouveau, ne sauraient s’engager plus loin. Cette restriction n’en dégageant pas moins un impératif essentiel, comme les psychanalystes l’établiraient mieux que moi et comme le travail avec les rescapés nous en a maintes fois fait toucher l’extrême nécessité. « Envers les morts, à l’usage des vivants », voilà soudain convoqués deux ensembles, dont la totalité constitue notre espèce : l’ humanité. Aussi impressionnant que cela paraisse, comment éviter cette rencontre quand il s’agit de ce que l’on définit précisément comme un crime contre l’humanité. Je n’avais jamais réfléchi jusque là aux implications d’une pareille dénomination. Le crime contre les Juifs n’est pas un crime contre les Juifs seulement, le génocide des Arméniens n’est pas une affaire intérieure turque. Autrement dit, dans ces cas comme dans celui de l’extermination des Tutsis du Rwanda et du massacre des opposants politiques hutu, une telle blessure d’humanité s’est ouverte qu’elle gangrène la possibilité même de vivre durablement ensemble, et qu’elle exige justice et réparation de tous et de chacun dans cette collectivité de l’espèce. Un pays qui n’avoue pas le génocide ne doit pas être mis au ban pour des raisons purement morales, il compromet l’avenir tout entier ; et il en va de même de l’impunité et de la tolérance à son égard. Passer l’éponge sur ces crimes revient à ébranler les fondements de la vie commune sur cette planète, que n’y est-il pas alors permis ? Rwanda 94 s’inscrit dans cette conviction. Et, sans aucune grandiloquence mais fermement, tente de laisser les morts, dans leur dimension individuelle et collective, déranger les vivants, tous les vivants. Ceux dont le regard s’est à jamais éteint nous prient d’ouvrir les yeux.
« A l’usage… ». Nous avions jadis écrit : dans le souci, mais finalement notre préférence va à la formule pragmatique. Une tentative de réparation symbolique : pour qu’on s’en serve. En tout cas qu’elle soit conçue à cet effet.
 
Une pareille entreprise ne pouvait donc être seulement de deuil, de mémoire, elle allait aussi devoir rencontrer la question des causes et des processus. Pourquoi cela a-t-il eu lieu? A quoi servent les incantations du « plus jamais ça », si l’on se dérobe à cette demande ? Une tentative de réponse, à nouveau, mais elle nous ouvrait la voie d’un travail avec ceux qui auraient du mourir, les rescapés. Ceux-là du moins qui, tels Dorcy Rugamba et Yolande Mukagasana dans Rwanda 94, en étaient arrivés à ce point dans leur propre parcours. De ne pas plus supporter la compassion que la haine, mais de vouloir comprendre et agir. Quand Yolande demande : je veux savoir pourquoi mes enfants sont morts, elle engage à une exploration où le deuil devient inextinguible mais aussi le ferment potentiel d’une action commune. Car cette question qu’elle nous pose, nous n’avons honnêtement d’autre choix que de la porter avec elle.
 
C’est de ce cheminement que s’est constituée, par essais et erreurs, la forme finale de Rwanda 94
La double révolte initiale travaille de part en part cet objet scénique. Les cadavres retrouvent un visage, un nom, une histoire. Du long témoignage de Yolande, en passant par les interventions constantes du Chœur des Morts, jusqu’à la Cantate de Bisesero qui clôt le spectacle sur un épisode de la résistance au génocide, ils viennent hanter le monde des vivants en quête de reconnaissance, de vérité et de justice (nous avons cessé d’être vainement effrayés par ces mots). Sur l’autre versant, Rwanda 94 interroge constamment la dramaturgie de l’information médiatique et, au fur et à mesure de son déroulement, interroge même son propre protocole de représentation du génocide.
A la « réparation symbolique » participent la structure même du spectacle, son déroulement, et les éléments concrets de la représentation, de même que les choix stylistiques. Les citer tous serait citer Rwanda 94 in extenso. Mais relevons certains exemples peut-être inattendus. Ainsi de la composition de l’orchestre : violon, alto, violoncelle, clarinette, piano de concert, chanteuses. Cet instrumentarium incarne la quintessence de la musique de chambre à son apogée, c’est-à-dire aussi celle de la pleine expansion-domination coloniale de l’Europe. Extorquer à cette esthétique l’énonciation de la culpabilité occidentale, y transmuter l’horreur en chant, énergique et harmonieux parce que la douleur qui s’en exhale n’est pas une plainte mais pose une question, la rendre capable d’écoute et de dialogue avec les instruments, les gammes, les vocalisations de la musique rwandaise, c’est aussi, pour nous, réparer. De même ce grand mur de terre rouge aux reliefs tourmentés devant lequel tout s’expose, mais qui vomit aussi parfois spectres électroniques, hyènes chantantes ou président défunt, ce mur fait de la terre des fosses communes devient ici, selon le mot de Georges Banu : « l’indéfectible assise du spectacle : la destruction des Tutsis s’adosse à lui comme jadis celle des Atrides » ; or, de cette matière où, dans la réalité, s’est étouffé leur cri et éteinte à jamais leur parole, se définit ici l’espace où les morts se réveillent et interpellent les vivants, le lieu même de la réparation.[1] Mentionnons encore, dans le besoin de réparer, cette impérieuse nécessité de donner corps à l’insaisissable, à toutes ces instances qui ont concouru à façonner ou favoriser la machine de mort mais qui semblent hors de portée dans le temps et l’espace. D’où le basculement de l’œuvre, parfois, dans une étrange dimension onirique. Le commandant en chef des forces armées de l’ONU au Rwanda devient un molosse à la gueule énorme (il avait la puissance militaire), mais au discours mélancolique et accusateur, qui erre dans ses propres cauchemars au bord des chutes du Niagara (le général Dallaire est canadien). Ou encore cet immense oiseau clérical, charognard et méditatif, qui porte le plaidoyer lyrique d’un évêque ayant soutenu les pogroms de 1959. Et la scène se déroule dans une reconstitution du Golgotha où la Vierge, les saintes femmes, tous les acteurs, sont des Rwandais costumés comme dans les processions que les missionnaires organisaient jadis, le Christ noir y est décapité par un milicien interahamwe sous les flashes des paparazzi. Etc.
L’exploration du « pourquoi » a provoqué, elle, des formes qui vont du chœur parlé et chanté, au caractère à la fois documentaire et poétique, jusqu’à la tenue d’une conférence d’une heure sur l’ethnologie et l’histoire au Rwanda. Participent également de cette fonction les images sur grand écran, celles de l’actualité et celles de la fiction s’interrogeant réciproquement.
La multiplicité des langages et des styles qui se devine au travers de ces quelques exemples joue elle-même un rôle signifiant : comme si le génocide approché sous tous ces angles se révélait moins opaque, certes, mais toujours inépuisable, comme si de le tourner et le retourner tel un objet cubiste, de le décliner diversement, de le ressasser, traduisait l’obsession et finalement le vertige dont il saisit ceux qui s’en approchent. 
Quant à la préoccupation majeure de s’exposer « à l’usage des vivants », qui implique de capter autant que possible leur attention et d’être entendu, elle s’est traduite au moins dans deux aspects fondamentaux du projet. Le premier est d’avoir adopté dans la partie centrale du spectacle une structure narrative basée sur un très ancien modèle de fiction et, notamment, de théâtre : l’enquête initiatique. Par l’identification – à provoquer et perturber avec soin – du spectateur avec le personnage-vecteur, ici la journaliste vedette Mme Bee Bee Bee, le public parcourt plus aisément le long chemin sur lequel les morts le poussent à progresser. La perturbation pondérée de cette identification invite aussi le spectateur à définir et analyser ses propres positions.[2] Le second aspect tient au processus de travail lui-même : par étapes et en confrontant chacune de celles-ci à un public. Sur quatre années, et dès la première, nous avons lu, joué, chanté, projeté, des parties de ce qui s’écrivait, se composait, se filmait et se montait, devant des audiences d’abord restreintes (une trentaine d’amis, de rescapés, de producteurs), puis plus vastes (des commémorations du génocide, des événements organisés par des ONG), puis devant de vrais publics de théâtre, quatre à cinq cents personnes trois soirs de suite au Théâtre de La Place à Liège en janvier 1999, puis cinq heures de matériaux encore incomplets trois soirs également au Festival d’Avignon de la même année. Chaque étape a donné lieu à de profondes remises en question, des changements importants, entraînés par nos propres insatisfactions mais aussi par les critiques et les suggestions du public. Ce n’est qu’en avril 2000 à Liège puis au Théâtre National à Bruxelles que s’impose à nous la forme qui restera celle du spectacle à travers le monde, encore a-t-elle connu des modifications secondaires tout au long de cette aventure.
 
  
Modèles, anges et collectivité
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D’avoir cheminé avec des publics au long du work in progress répondait à diverses préoccupations : la clarté des propos, le soutien de l’attention, l’équilibre des composantes parlées, musicales, visuelles. Il s’agissait de frayer pour eux un chemin et, grâce à eux, d’en vérifier et d’en améliorer constamment le tracé.
Mais qui nous guiderait nous, les guides maladroits et inexpérimentés ? Comment s’assurer de la justesse d’une parole placée dans la bouche d’un mort qui réclame justice et réparation ? Surtout quand cette victime vous était inconnue et qu’elle relève d’un univers culturel profondément différent, à commencer par sa langue. Qui fera la part appropriée du divertissement, de l’ironie, de la colère, de la réflexion, de l’harmonie et de la dissonance, non du point de vue du spectateur mais de celui du spectre ? Qui nous éclairera sur l’obscénité qui s’impose et qu’il faut mettre en scène, et nous évitera celle qui blesse, inopportune, souvent là où nous ne la soupçonnions même pas ? Notre travail exigeait qu’une instance autorisée veille sur lui. Des anges gardiens en quelque sorte. Ce sont les Rwandais rescapés du génocide, membres de la troupe ou proches d’elle – je pense notamment à Gasana Ndoba – qui ont joué ce rôle. Et il s’est créé là une homologie étrange et productive entre ce qui s’élaborait et se jouait sur le plateau et notre propre vie. De même que le Chœur des morts dans la fiction de Rwanda 94 dérange le monde des communications, des ondes et, tout particulièrement, la télévision, de même que, dans la réalité cette fois, il dérange les spectateurs par son irruption dans la salle, puis sur scène, pour devenir ensuite le veilleur de l’enquête initiatique de Bee Bee Bee et, finalement, son protagoniste direct par les songes qu’il lui adresse et incarne, de même ces Rwandais nous ont dérangés, ont veillé sur nous, sont devenus les référents et les gardiens de notre justesse. 
Cela ne suffisait pas encore. Il y a quelque chose de si effrayant, de si dissuasif dans le projet d’un objet scénique affronté au génocide, que nous sentions fortement l’obligation de demander de l’aide, des outils tout simplement, à ceux qui s’étaient déjà risqués dans des entreprises apparentées. Et puis, s’il est vrai qu’« on pense toujours dans la tête d’un autre », nous étions aussi conscients d’élaborer de la représentation à un moment historique concret de l’écriture théâtrale et nous n’avions pas l’intention naïve de jouer les amnésiques. Quelques uns d’entre nous et particulièrement le maître d’œuvre général, se sont donc employés à revisiter un certain nombre d’ouvrages dramatiques en les sélectionnant sur deux critères.
D’abord que le traitement du sujet soit inscrit dans une grande durée (exemple : la guerre des Deux Roses, à laquelle Shakespeare consacre trois Henri VI et qui se prolonge dans Richard III) et soit d’une ampleur et d’une importance historique évidentes (exemple : L’Instruction de Peter Weiss).
Ensuite qu’il s’agisse de l’invention d’une dramaturgie originale, spécifique au traitement du fait ou du contexte en question (exemple : le procès des criminels nazis remis en forme par Weiss est une suite de « chants » qui reprend le plan du Paradis de Dante).
 
Dans plusieurs cas nous ne nous sommes pas contentés de lire les œuvres, leurs sources et leurs commentaires, nous avons aussi étudié les réalisations scéniques qui en avaient été données. Sur quelques sujets nous avons dépassé l’étude et mis la lecture à l’épreuve de la pratique. Par exemple : avec une classe du Conservatoire de Liège, un travail sur la trilogie des Henri VI aboutissant à un essai de montage de scènes, pour voir si l’on pouvait, sans la tuer, ramener à moins de cent pages et à trois heures de spectacle cette fresque en quinze actes. Dans un autre registre, depuis 1992, j’ai intensément travaillé sur Brecht. J’ai monté six fois, et six fois différemment, La Décision. J’ai surtout mis en scène La Mère, version complète avec chants et musiques d’Eisler. Cette production, jouée avec succès en Belgique et en France, a été précédée d’un long travail dramaturgique non seulement sur les écrits de Brecht, mais aussi sur les traces filmiques, les photos, les disques, les archives du Berliner, etc. En 1995, j’ai fait partie de la direction du Collectif Brecht, qui organisait animations scolaires, colloques internationaux (avec, par exemple, Philippe Ivernel et Manfred Wekwerth), publications, séminaires, spectacles, destinés à mieux faire connaître son œuvre et prolonger la réflexion sur les objectifs qu’il s’assignait. Ce travail nous a été d’un grand secours dans l’approche du projet Rwanda.
 
Voici, en vrac, les principales œuvres que nous avons retenues dans ces dramaturgies de référence (il va de soi que la liste ne saurait être exhaustive) :
-      Tous les « drames historiques » de Shakespeare (dix pièces) ;
-     Les tragédies grecques à sujet historique et dominante chorale : Les Perses, Les Troyennes, etc. ;
-      Les œuvres de Brecht, dramatiques ou non, liées au traitement de l’histoire, certaines très connues, d’autres moins : depuis Les Affaires de Monsieur Jules César jusqu’à Combien coûte le fer ? en passant par La Ballade du soldat mort, les Jours de la Commune, etc. ;
-       Les Paravents et Les Nègres de Jean Genet ;
-      Les créations du Théâtre du Soleil sur la Révolution française, ainsi que les œuvres d’Hélène Cixous écrites pour Ariane Mnouchkine ;
-       La Mort de Danton de Buchner, et le Danton de Wajda, au cinéma et au théâtre ;
-       Les grandes pièces d’Aimé Césaire, en particulier Une Saison au Congo ;
-       Les pièces d’Heiner Müller, en général, et en particulier celles qui traitent explicitement de sujets contemporains, ainsi que sa version du Fatzer de Brecht ;
-       Les œuvres d’Adamov animées du même souci, notamment Sainte Europe ;
-       L’Instruction et Marat-Sade de Peter Weiss ;
-       Hop là nous vivons de Ernst Toller ;
-       La Tragédie optimiste de Vichnievski ;
-      V comme Viêt-Nam de Gatti ;
-      La Ville, Le soulier de satin, Christophe Colomb et la trilogie papale (Le Pain dur, etc.), de Paul Claudel ;
-      Les Aubes de Verhaeren ;
-      La grande lessive et Mystère Bouffe de Maïakovski ;
-      Différentes œuvres d’auteurs actuels qui se sont risqués à la confrontation avec le « grand sujet » historique, tels que Chartreux, Fargeau, Piemme ou Magnan.
 
Nous devons ajouter à cette liste, les œuvres d’artistes qui, pour n’être pas des écrivains de théâtre, n’en sont pas moins brassés de lourds événements dans leurs créations. Cela va du « grand reportage » classique, tel que John Reed en donna l’exemple avec Dix jours qui ébranlèrent le monde (et bien sûr ses adaptations pour la scène ou l’écran), jusqu’aux créations originales de la jeunesseh de Piscator, lesquelles n’étaient guère des « pièces » au sens habituel du terme. Dans le vaste domaine du cinéma, nous avons écarté d’emblée la production hollywoodienne et assimilée, pour privilégier les fictions ou les « docu-drama » nettement épiques comme, par exemple, La Bataille d’Alger. Je n’indiquerai pas en détail non plus les nombreux essais ou études critiques qui se rapportaient, par un aspect ou l’autre, à notre projet, comme par exemple : Le Fantôme ou Le Théâtre qui doute de Monique Borie.
 
De ce long voyage d’étude dans nos dramaturgies de référence, nous avons retiré, nous l’espérons, un peu de sagesse et une nette invitation à la modestie. En effet, si les œuvres maîtresses sont inspirantes, les échecs d’écrivains remarquablement doués voire géniaux, ne sont pas moins instructifs. Prenons deux exemples. Brecht qui réussit un chef d’œuvre avec La Mère et plusieurs pièces remarquables sur le fascisme, nous semble nettement moins heureux avec Têtes rondes et têtes pointues. La pièce est des plus intéressantes mais, rapportée à la persécution des Juifs, semble plutôt courte et « à côté » du problème. Elle pose aussi les limites de ce que l’on peut tenter quand une situation est loin d’avoir épuisé ses développements (Brecht écrit douze ans avant la fin de la guerre). Elle amène à s’interroger sur les qualités et les défauts de la transposition (pays imaginaire, métaphore des « têtes » différentes, etc. ). Car si on la ramène aux faits historiques dont elle part, elle fait problème, et si on veut profiter de la « métaphore » pour éclairer d’autres cas (Rwanda justement, ou Yougoslavie), elle fonctionne très difficilement. Un autre cas est celui d’Adamov avec Sainte Europe. Devant cette œuvre qui lui demanda un travail énorme et qu’il voulait l’accomplissement de toutes les dimensions de son art, on reste aujourd’hui quelque peu perplexe. Troublante, passionnante à maints égards, elle semble cependant « flotter » au dessus de l’histoire et non l’éclairer, à force de généralisations, de symboles et de références devenues muettes. Nos dramaturges nous ont donc appris beaucoup de choses mais aussi incités à la prudence.
 
Enfin, sans m’y attarder car ce serait en soi toute une étude, j’indiquerai que la dimension collective de cette création a marqué en profondeur les solutions apportées aux innombrables difficultés d’un pareil projet, à commencer par le fait d’avoir osé l’entreprendre et de renouveler le courage de persévérer.
La gestation collective, dans le cas de Rwanda 94 ne signifie pas que la division du travail est abolie. Chaque artisan, parce qu’il connaît le haut degré de compétence requis par sa propre discipline, ne prétend pas s’attribuer vainement celle des autres et s’abstient d’interférences intempestives. Par contre tout est évalué collectivement, des critiques sont portées et des pistes suggérées. De ces réunions partielles ou globales s’ensuivent fréquemment des associations imprévues entre artistes, ou entre artistes et techniciens, entre vidéo et musique, entre musiciens rwandais et Garrett List notre compositeur, entre jeu et écriture, entre écrivains dont l’un, par exemple, s’empare de tel personnage créé par un autre, etc. Dans cette dynamique, il peut alors advenir que certaines fonctions s’échangent, et là où cela bloque sur un terrain, une solution peut se dégager ailleurs. Un exemple parmi cent : il nous paraissait incontournable que certaines manifestations de l’antique culture rwandaise, profondément perturbée par la colonisation puis discréditée après « l’indépendance », non seulement inspirent les formes d’expression du spectacle chaque fois que cela s’impose, mais occupent un moment qui leur soit entièrement dévolu. Nous avions appelé ce moment : la danse des morts. Nos « anges gardiens » rwandais nous expliquèrent longuement que l’on pouvait jouer des tambours, de l’inanga (cithare), chanter, mais en aucun cas danser dans ce spectacle, cela était formellement exclus pour le Chœur des morts. Or, naturellement, la danse est une des expressions majeures de cette culture. Il fut alors inventé que le Chœur des morts jouerait la musique de cour des tambours sur scène, en même temps qu’au dessus d’eux, sur l’écran, serait projeté un montage d’images d’archives des temps anciens, avec également des tambours mais aussi des danses. Non seulement ces images étaient en noir et blanc mais de plus « en négatif », accentuant le côté exhumé et fantomatique des documents. Ainsi se trouvaient réunis, dans un moment joyeux et fréquemment applaudi par le public, le passé et le présent, les ancêtres et leurs fils, continuité et discontinuité, le tout présenté comme une veillée d’armes vigilante (amararo). Ce que les acteurs ne pouvaient faire sur scène, danser, l’image en avait pris le relais et en modulait autrement le sens.
 
 
Ecrire après… témoignage et représentation
 

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Cela semble une évidence : on écrit « après ». A l’instant des violences extrêmes les victimes, et sans doute les bourreaux, sont absorbés dans un flux où nul suspens réflexif ou créateur durable ne paraît possible, encore moins le recul nécessaire à l’entreprise d’une œuvre. D’Anthelme à Primo Levi, qui connurent l’épreuve de l’expérience vécue, de Weiss à Lanzman, qui en rendent compte par témoins interposés, le génocide s’écrit et se représente dans un temps différé, un temps donc, par nature, différent. Et c’est là que les conséquences de cette « évidence » ne me paraissent pas également partagées par tous.
Si le temps où cela tente de s’écrire, voire de se représenter, ne coïncide plus avec celui des événements, ne devrait-on pas en déduire que c’est des urgences et des exigences du temps présent que devrait procéder notre questionnement du génocide ? Quel autre sens donner au retour sur les faits, les processus, les causes, sinon « à l’usage des vivants » ? Et cet usage renvoie à des contextes et des problèmes, ceux d’aujourd’hui, où la simple description des atrocités d’hier ne suffit nullement à la tâche. Il y a dans la croyance sans cesse réitérée du fait que le « devoir de mémoire » préviendrait par sa seule vertu du retour de l’innommable, en particulier pour les jeunes générations, quelque chose d’incantatoire qui porte au soupçon. Quantité de gens contaminés à des degrés divers par le virus du racisme ne sortent guère ébranlés dans leurs certitudes par l’évocation de la Shoah, le génocide des Arméniens ou des Tutsis, parce qu’ils ne voient aucun lien entre leurs pensées, leurs comportements et leurs votes, et les chambres à gaz ou les massacres à la machette. Et ils ne le voient pas parce que ces représentations ne sont pas conçues à partir, notamment, de cet objectif : la mise en lumière de ce lien. Assez peu d’individus sont prêts aujourd’hui à fusiller les Algériens ou les Sénégalais résidant en France par convois entiers, mais combien seraient tentés d’imposer des limites à leur liberté, à leur existence ? Réglementer et restreindre leur droit à la nationalité française d’abord, bien sûr. Et puis ? L’utilisation des transports en commun, par exemple ? Les heures où faire leurs emplettes ? Leur possession d’animaux domestiques ? Leur accès à certains lieux publics, comme c’est déjà le cas dans de nombreux lieux privés ? Toutes ces mesures « anodines » qui, en Allemagne, ont conduit pas à pas les Juifs jusqu’au train fatal et les Allemands à « ne pas savoir » ce qui leur adviendrait.
Tout ce rabâchage sur la « folie hitlérienne », sur « l’aveuglement » d’une nation, sur « l’horreur » et « l’enfer », avec tous les détails, ne me paraissent garantir en rien la prévention revendiquée.
 
 

Qui écrit « après » devrait écrire pour aujourd’hui. Est-ce bien le cas ?

 

 
Actuellement, deux formes dominent largement dans le champ en question : la description factuelle ou dramatisée de la machine de mort et du calvaire des victimes et, surabondamment, le témoignage « brut ». A quoi répond une telle prolifération ? Que veut-elle établir ? Que le crime était horrible, insupportable ? Ou simplement qu’il a bien eu lieu ? Les négationnistes sont-ils si puissants qu’il faille à ce point se situer sur leur terrain ? Que ce combat soit nécessaire, que tous les génocides ne soient pas également reconnus, ne saurait justifier une telle pléthore d’écrits et de productions de caractère identique. Il se dégage de ce ressassement une impression de fascination morbide plutôt douteuse, en aucun cas celle d’une entreprise d’éclaircissement et de mobilisation des consciences.
Qu’avons-nous besoin de « nouvelles » descriptions de la machine de mort ? Certes, nous n’aurons jamais assez d’études scientifiques et d’analyses sur ses mécanismes et processus, mais nous pouvons absolument nous passer de toutes ces pseudo-reconstitutions, ces figurations fictionnelles où les moyens hollywoodiens nous dérobent la réalité même, où l’obscénité ne tient pas au sujet mais au regard du réalisateur. Simplement croire et faire croire que l’on peut « représenter » (au sens figuratif) le génocide, en dit long sur la naïveté, dans le meilleur des cas, ou sur la roublardise drapée des meilleures intentions dans bon nombre d’autres.
Quant à l’extraordinaire vogue des « témoignages », comment l’isoler de cette déferlante où ils côtoient sur le même présentoir les déballages intimes de la faune « people » et notamment des stars du petit écran, ceci dans le moment de la guerre des programmes de « télé-réalité » (cet oxymoron), et dans l’expansion généralisée d’une prédilection pour le cru et le saignant dans la société du spectacle ? Nous ne parlons évidemment pas ici du témoignage des victimes en tant que tel. Il est infiniment précieux à deux titres : celui de l’établissement des faits et donc de la recherche historique et, d’autre part, constitue notre seul accès au vécu de ces violences extrêmes. Non, nous parlons de l’étonnante surévaluation de la forme-témoignage. De son hégémonie, de son inscription dans le code du « politiquement correct » actuel, à savoir : livrez nous des récits, ne nous faites pas la leçon.

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Alors, rappelons qu’un témoignage, quelle que soit sa qualité, ne témoigne jamais que de lui-même. Il exprime ce que le locuteur est capable d’énoncer de ce qu’il a vécu, ni plus ni moins. Il n’établit ni l’exactitude des faits, ni leur intelligibilité. Bien plus, dans sa « vérité » même, hors de toute contextualisation – ce à quoi on rechigne puisqu’il conviendrait d’analyser et, dès lors, qu’on le veuille ou non, de prendre ou d’avouer une position – il peut s’avérer parfaitement trompeur. Le témoignage du SS blessé et amputé à Stalingrad, perdant tous ses camarades, mangeant du cadavre gelé, opérant une retraite cauchemardesque, puis vivant la honte de la défaite, du désaveu et du rejet, de la dissimulation envers ses propres enfants, etc, ce témoignage peut émouvoir et renvoie à une part de réalité. A s’en tenir au primat du témoignage sur toute autre forme ne doit-il pas être « entendu » ? Porté à l’écran ? Et, un pas plus loin, inciter à une commémoration ? La multiplication et la surévaluation de la forme-témoignage indique un renoncement très inquiétant. Godard, citant Brecht, disait (je cite moi-même de mémoire) : « Il ne s’agit pas de montrer des choses vraies, mais de montrer comment sont vraiment les choses ». Y tendre, au moins. Et se donner les outils adéquats. Une toute autre affaire…
 
Indicible ? Irreprésentable ?
 

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Notre expérience de lecteur, de spectateur, de praticien, ne nous porte pas à admettre comme adéquates ou efficientes aujourd’hui les entreprises de « représentation » du génocide au sens figuratif. Mais, on l’a vu, nous n’en déduisons pas non plus que la forme du témoignage serait seule qualifiée à s’y substituer, ni que son minimalisme équivaille automatiquement à un garant d’authenticité. L’un ou l’autre de ces choix, pris comme exclusifs, revient à renoncer au questionnement du phénomène, il le donne littéralement pour un fait accompli. Nous pouvons nous en révolter, nous ne saurions agir dessus. Or, là où le passé ne saurait être changé, on peut au moins travailler à en rendre compte de telle sorte que la réalité évoquée échappe à l’inéluctabilité, qu’elle révèle son caractère « résistible ». Cette « résistibilité », qui nous arrache à la seule déploration, à la fascination ou à la compassion, qui rend possible et invite à la résistance, à l’action, elle suppose pour apparaître que l’objet soit pensable et, par conséquent, dicible.
C’est là un point d’importance qui continue à diviser. Nombre d’écrits énoncent diversement l’impossible-à-dire qui serait attaché par nature à ces violences. Et du « constat » on glisse à la prescription : ne vous avisez pas de tenter de dire, sinon pour dire que cela ne se peut. A moins, bien sûr, de vous en tenir au témoignage. Il est singulier que, de ceux à qui on a refusé le statut d’être humain, les victimes, on fasse interdiction posthume de les constituer en sujet d’un dire ou d’un représenter tendant à réparer symboliquement ce déni.
Décréter « indicible » ou « irreprésentable » le génocide, c’est lui conférer un statut transcendantal. Comme s’il ne s’agissait pas d’un acte posé par des humains. Rien de ce qui est humain n’est interdit ou hors d’atteinte du champ artistique. « Ce que l’homme a noué, l’homme doit pouvoir le dénouer » dit Bee Bee Bee dans Rwanda 94. Et sinon l’homme, qui alors ?
« En ayant décrété d’emblée comme inappropriées voire au mieux comme réductrices les approches économiques, politiques, scientifiques, du génocide, il ne reste plus que le diable et la part obscure que chacun porte en soi. L’événement commence ainsi à échapper à l’histoire et entre dans le domaine de la lutte éternelle du Bien et du Mal. C’est presque dire qu’à vouloir en prévenir le retour de cette façon, on annonce déjà la résurgence du monstre » (Rwanda 94, note d’intention 1998).
Cette forte convergence, proprement idéologique, entre une vision du génocide « impensable », l’esthétique naturaliste des fictions, et la sacralisation du témoignage direct et non contextualisé, provoque essentiellement une relation de sujétion émotionnelle au phénomène. Elle ne nous arme en rien dans les conflits présents.
Est-ce à dire que beauté ou émotion nous sont suspectes quand il s’agit d’écrire après le génocide ? En aucun cas évidemment. Mais elles émanent du processus même de la réparation symbolique, elles n’en sont pas l’objectif. Nazim Hikmet a écrit : « les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes »… Le génocide, forme extrême de la hideur humaine collective, exige un chant d’une beauté in-ouïe, un chant tout ensemble comme un cri et comme un silence, le chant de la pensée, du deuil et de la révolte, un doux chant de guerre, le chant des morts qui ne dorment pas.
 
Jacques DELCUVELLERIE In Revue Europe
 
 
[1] Cf. Georges Banu : « Rwanda 94, un événement », in Alternatives Théâtrales 67/68.
[2] On peut bien sûr penser aux modèles de « Ste Jeanne des abattoirs » et des « Visions de Simone Machard » de Bertolt Brecht. Le texte expose un peu plus loin l’environnement dramaturgique de Rwanda 94.  
[3] Rwanda 94 commence par 55 minutes de témoignage direct d’une rescapée. C’est dire que nous ne sous-estimons nullement la valeur du témoignage dans la réparation envers ceux qui se sont tus.