Texte & Publication

A celle qui écrit Lulu/Love/Life (Cinq Conditions pour Travailler dans la Vérité) - 1988


Catégorie : L' Art du Théatre
Auteur : Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : Collection Papier Journal Editions du Cirque Divers (Liège). Réédité dans Alternatives théâtrales n°44 THÉÂTRE ET VÉRITÉ en 1993
Date : 1988

« Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n’a pas encore paru au monde »

James JOYCE

 

 

A Celle qui écrit LULU/LOVELIFE,

 

Je relis cette lettre que j’ai tant désiré t’écrire.

Bien sûr, quand je deviens explicite c’est un peu trop étroit. Mais à part ça, it’s straight from the heart.

So, my very dear, je dépose à vos pieds cette fleur maigre, que vous la piétiniez ou que vous la pressiez sur vos lèvres parfumées qui pourriront – trop tôt – je vais mon chemin en fumant trop. Moi aussi. Mais je n’ai jamais aimé voyager seul et, entre toutes, votre voix m’est précieuse.

 GOD BLESS YOU, enfant de la rose et du muguet, des cheminées d’usine et des encriers de faïence dans les pupitres rayés au cran d’arrêt. LULU est une bête sexuelle, n’oubliez jamais ça, mais elle n’existe pas. Jamais. Et pour cette raison, nous continuons à mourir.

Quand elle montrait son cul, Brigitte Bardot ne pensait déjà qu’aux bébés phoques.

JACK

P.S. Le drame de LULU, c’est de n’être en rien Eugénie de Mistival. LULU est un désir et une angoisse d’homme sur le désir et la crainte de la femme. Sa poésie tragique tient à ne pouvoir s’incarner que par malentendu le plus total, avec chaque femme chargée d’être son actrice. On the other side : Eugénie, en réalité s’appelait Traci Lords au début des années 80. Elle ne rencontra jamais aucun Dolmancé, rien que des chevaliers bien membrés. Par dizaines. Dommage…(1)

Le « Bargainstore » ne réunit pas souvent, à l’instant idéal, le client rêvé à l’occasion en or (2). Un socialisme écologique du désir n’est pas encore à la portée des bourses du futur proche. Je te suis reconnaissant d’écrire de la science-fiction.

 

 

Liège, 28.12.88

 

             Fille entre toutes,

             Ma bien chère Sœur,

             Francine chérie,

 

            Je ne sais pas bien quoi dire. Pourtant je crois cette lettre importante. Maintenant.

             D’abord : les symptômes. Ce n’est pas l’essentiel, mais dans ce détour nous nous trouverons certainement des sentiments partagés cela facilitera le pas en avant.

             Pour moi, depuis trois ans, nous ne nous disons plus rien d’essentiel, de créateur, de vivant. Certes, entre nous, nous parlons vrai. Je ne dis pas que nous mentons. Ce qui s’échange n’est ni faux ni bas, et il n’y entre ni flatterie ni dissimulation. C’est une relation de bonne qualité, plutôt rare de nos jours. Je vois même très bien ce qui s’y est gagné par rapport à nos débuts : une capacité de communication plus grande, une affection respectueuse fondée sur l’estime, etc. Mais qu’est-ce que cela vaut exactement ? En soi : rien. Hors d’une relation créatrice, c’est-à-dire, pour moi, qui touche aux fondements et aux fins dernières, c’est de la merde. Je n’accuse personne et je ne veux pas faire de drame (ce serait encore tellement « familial »). Pendant trois ans tu as appris bien des choses. Tu t’es créé des défis, tu as expérimenté comme écrivain, comme actrice, et comme maître d’œuvre.

             Qui dit que c’est du temps perdu ? Pour moi, j’ai mûri l’expression de ce que je croyais savoir déjà. Certains textes et la création de Koniec en sont la part visible. Mais tout cela, en tout cas à cette heure, me laisse un goût amer, un goût de déjà vieux, une insatisfaction qui tourne parfois à la rage, et d’abord contre moi-même : faiblesse, complaisance, lâcheté, paresse !

             Je ne parlerai pas du SHOW, mais KONIEC même, à la veille de sa reprise à Bruxelles et à Anvers, m’écœure presque. Ce grand machin ne m’apparaît pas du tout le « chef d’œuvre » que d’aucuns (avec quelles intentions ?) nous flattent d’avoir créé(3). L’article superlatif de la Libre Belgique d’aujourd’hui, feu d’artifice de louanges, grande photo, annonce en première page, commence d’emblée par opposer nos deux derniers spectacles à la période des « performances aussi déchirantes que nihilistes », « habitées jusqu’au dégoût » et « qui implosaient de violence et de désespérance »… Eh bien, nous y sommes. Je n’ai jamais aimé que cette période de ma vie. Et même : jamais de ma vie je n’ai aimé comme à ce moment-là.

             Qu’est-ce qui vaut la peine de vivre ?

             Avant de finir laidement d’une laide maladie, avant de disparaître imbécilement dans un accident banalement imbécile, à quoi dépenser (VITE ! VITE !) sa sueur, ses larmes, et tout ce long effort des heures qui ne reviennent pas, sinon à LA VERITE ? Je ne sais pas ce que c’est, mais je sais, pour moi, de quoi il s’agit. Les premiers mois du GROUPOV, à ce moment-là, c’était la vérité. Mensonge, lâcheté, trahison. Et l’impuissance n’est pas une excuse : ne pas savoir quoi faire, comment repartir et avec qui.

             Dans un an, moins, je l’espère et j’y travaillerai, j’aurai quitté la RTBF. Je le sais avec certitude depuis que j’ai Trash en tête. La télévision est la grande affaire de la deuxième moitié du XXème siècle en Occident, mais c’est une œuvre du Démon. Après deux ans et demi de travail à la direction d’une des télévisions « honnêtes » d’Europe, j’ai découvert ceci, qui m’a frappé comme une énorme claque de lumière il y a huit jours : la télévision c’est le Démon, non par tout ce qu’on lui reproche, non parce qu’elle n’apporte ni information, ni émotion, ni culture, c’est faux, mais parce qu’il est im-pos-si-ble d’y faire l’expérience de l’absolu. C’est impossible. Et cela, pour moi, c’est définitif. Toute activité humaine, la plus humble comme la plus horrible – paysan, mère de famille, bourreau – autorise sa transcendance et peut même, dans certaines circonstances ou dans le cadre de certaines pratiques, conduire à l’expérience de l’absolu. Pas la télévision. Pas ça. Qu’elle vous conduise au bout du monde, aux glaces du pôle ou dans l’enfer de la misère humaine, cette expérience elle vous la dérobera jusqu’au bout, sans faiblesse, sans relâchement, par nature.

             Or, si je regarde ma vie, depuis la plus petite enfance, dans ce qui fut le don de moi sans compter et dans ce que j’ai imposé aux autres jusqu’à la tyrannie la plus impitoyable parfois (à mes sœurs jadis, à ma première femme, etc.), rien n’a jamais compté que cette espérance. Et pendant les premiers mois du Groupov – et même, de manière moins fulgurante, les trois premières années – si je n’ai pas fait l’expérience de l’absolu au moins n’ai-je jamais éprouvé à ce point que j’étais un juste, que nous étions justifiés, que nous étions, comme nous le pouvions, en train de travailler à ce que l’homme doit faire sur terre s’il est un homme.

             Voilà pourquoi « pour une si petite dose personne n’a jamais rien obtenu de plus long »(4).

             Et l’humour de l’analogie avec la drogue n’est pas innocent dans cette phrase, on sait le raccourci que certains ont tenté d’en faire. Le Groupov doit être un raccourci. Vers Dieu, ou ce que nous saurons peut-être un jour ou jamais nommer mieux. Mais pas autre chose.

             Et, dans ce sentiment, tout ce que nous avons fait ces dernières années, nos œuvres et nos relations, je ne le méprise pas, mais je le compte pour peu de choses. A l’exception peut-être de la dernière partie de Koniec, qui m’apparaît différemment aujourd’hui(5). Je croyais y rendre hommage à ceux qui nous ont grandement précédés (dans un temps où l’on n’ose s’adresser « A ceux qui viendront après nous »(6)). Maintenant, j’y verrais davantage un effort modeste, ne pouvant manifester l’Esprit Saint « hic et nunc » sur scène, de nous rattacher par la prière, car il s’agit à proprement parler d’une litanie, à une idéale « Communion des Saints », les marxistes, les fous, les brisés, les perdants magnifiques, les lumineux, les obscurs et les autres. Ca, au moins, n’étant pas des Gandhi, mais de pauvres Nina-Kostia, nous pouvions encore l’essayer.

 A ce point, je voudrais te parler de politique, de la tragédie – non comme genre mais comme attitude éthique pour un artiste aujourd’hui, de Trash, de Lulu/Love/Life, de nous.

 

(Il est 4h du matin, je vais dormir et reprendre cette lettre).

 

 

 

5.01.88

 

            (Je reprends cette lettre plusieurs jours plus tard, pendant nos répétitions de Koniec à Bruxelles).

             Depuis la fondation du GROUPOV, il y a juste neuf ans ce mois-ci, et jusqu’à Koniec, j’ai toujours situé mon travail dans la problématique des restes. Eric a décrit en son temps quelques aspects d’une machinerie du reste, comme hypothèse de travail. Plus tard, pour moi-même, j’ai donné des bribes de justifications historiques (j’en ai toujours besoin !) à cette position. Il y aurait un « âge d’or » de la culture occidentale coïncidant avec l’aboutissement de la formation impérialiste et ses premières grandes secousses autodestructrices (+/-1870-1930). De Marx à Freud, de Kafka à Eisenstein, de Joyce à Stanislavski, d’Armstrong à Duchamp, etc., toutes les aventures fondatrices du siècle émergent dans cet intervalle, qui connaît en même temps, en dépit de ses odieuses tares, la meilleure articulation entre l’éducation populaire (primaire et secondaire) et l’état réel des connaissances. Ensuite, il n’y aurait plus d’œuvres inaugurales mais seulement des déclinaisons, plus ou moins habiles ou sensibles, en même temps que le savoir s’éparpillait définitivement en spécialités(7), que les pratiques artistiques contemporaines se coupaient de 95% de la population, que l’enseignement se réduisait à un « erratum » incomplet des média, et que la grande espérance d’une science de l’histoire chavirait avec ses avatars post-staliniens divers(8)…

             Dans cet état, de surcroît, nous nous exprimions dans la forme artistique la plus archaïque, celle du « hic et nunc » irréductible, de la minorisation sans faille, quel que soit le genre (le théâtre n’a même pas comme la musique ses départements « pop », le public du théâtre de boulevard n’atteint pas 0,5% de celui de Michael Jackson), et enfin la forme qui vit le plus nettement cette marginalité sociale comme une perte de centralité – puisqu’il fut, avec l’opéra, le seul art de la représentation que les sociétés se donnèrent d’elles-mêmes, de façon vivante, pendant des millénaires.

 

            Au début des années 80, conscients de vivre dans cet amoncellement d’héritages désaccordés, nous avons d’abord refusé de « fonctionner » comme s’il n’en était pas ainsi. La plupart de nos jeunes contemporains, plus ou moins « de gauche » ou « de droite », bricolaient gentiment les trouvailles de leurs prédécesseurs sans souci aucun des questions qui les induisirent. Nous avons maintenu l’exigence – au moins pour le théâtre – d’une vision du monde et d’une attitude fondée sur la pratique. Et comme cela semblait, justement, impossible, il nous fallait bien vivre sur la perte, sur l’hétérogénéité des restes, et sur ce qui en résulte : le sentiment du tragique et de l’urgence, puisque dans un pareil contexte la « fin » semble nécessairement proche, inéluctable. No future(9). 

             Voilà le credo initial, et nous connaissons les pratiques où le GROUPOV l’a inscrit.

Comme il nous paraissait que nous étions bien peu à situer ainsi les exigences actuelles (Heiner Müller, le Squat, K.M. Grüber, ?), nous acceptions encore d’être la marginalité de la marginalité, d’où ce mélange enivrant de déréliction et de mégalomanie désespérée des premières années.

D’où aussi la tentation d’en sortir, régulièrement…

             Aujourd’hui mes convictions n’ont pas fondamentalement changé, mais je ne les vis pas de la même manière. Après tout, nous survivons. Comment être au plus juste ? Comment situer à nouveau une pratique « hic et nunc » avec tant de violente évidence que nous soyons jetés dans la brutalité de l’expérience, comme en 1980 ? En partant de ce qui s’échange actuellement autour des deux projets en cours Trash et Lulu/Love/Life, des craintes que j’ai pour eux, j’ai essayé de définir plus précisément ma position. Brecht a écrit en son temps ce texte admirable : Cinq difficultés pour écrire la vérité (1934), on ne saurait aujourd’hui entreprendre pareille provocation mais je puis tenter d’énoncer, à l’usage du GROUPOV : Cinq conditions pour travailler dans la vérité.

             Ces conditions (ou ces « vertus » ?) ne sont pas vraiment nouvelles, je les rattache même ci-dessous à des intuitions anciennes, mais le sens que je leur assigne désormais modifie l’exigence que nous leur accordions jadis.

CINQ CONDITIONS

POUR TRAVAILLER DANS LA VERITE

 

1/ FIDELITE (Intelligence de la) ou :

            « On a raison de se révolter »

            (Mao Tsé-Toung)

 

2/ TRAGIQUE (Morale du) ou :

            « Un jour nous aurons à rendre compte de notre mort prématurée »

            (Antonin Artaud)

 

3/ L’URGENCE (Sentiment de) ou :

            « Laisse le possible à ceux qui l’aiment »

            (Georges Bataille)

 

4/ L’EXPERIENCE (Volonté de) ou :

« La première figure de l’espoir est la crainte, la première apparition du nouveau, l’effroi »

(Heiner Müller)

 

5/ SAINTETE (Courage de la) ou :

            « L’homme déchiffre sa sentence avec ses plaies »

            (Franz Kafka)

  

**********

             Nous n’avons jamais fait de manifeste, jamais de polémique avec qui que ce soit. Pour un groupe qui se voyait d’une manière aussi radicale, ce n’est pas sans signification. Je ne vais pas commencer aujourd’hui, pas de credo, pas de carte de parti. 

            Mais ce que j’ai écrit là, ces cinq conditions, à ce moment, ici, j’en suis sûr.

             Et, au moins en cet instant où nous répétons Koniec, je n’ai pas l’impression d’écrire pour moi seul.

             J’ai écrit encore quelques pages sur ces cinq petits points.

             Si elles te sont d’aucune aide, j’en agrée le fruit. Parce qu’aussi, pour autant que je sache ce mot, JE T’AIME.

 

JACK

 

P.S. Ces notes éclairent un peu le désir du nouveau projet, Trash avec Baader et le cul-parlé des femmes, mais aussi (cf. la note 8) le désir persistant et toujours plus fort du studio et d’un lieu d’enseignement, de passage, dont l’expérience soit inséparable des expériences. Ce lieu est à la fois en-deça et au-delà du théâtre, le lieu véritable de la résistance aujourd’hui.

 « Koniec », Théâtre Varia, janvier 1989

 

 

CINQ CONDITIONS

POUR TRAVAILLER DANS LA VERITE

 

 1/ LA FIDELITE (Intelligence de) ou :

            « On a raison de se révolter »

            Mao Tsé-Toung(10)

 

A)    Mensonges symptomatiques(11)

  Chacun de nous s’est constitué comme personne et comme artiste, dès sa jeunesse, dans un arrachement à l’idéologie (jusqu’à un certain point, en tout cas dans un effort persistant pour cela), à la position et aux usages de sa classe, petite bourgeoisie. Pour ceux qui venaient du peuple, le processus se différenciait à peine, puisque, toujours, il fallait déchirer les mêmes valeurs dominantes.

  Un grand nombre de ceux qui servent le démon aujourd’hui firent de même et, de surcroît, tentèrent de transformer cette rupture en accouchement historique du prolétariat. Au milieu des années soixante-dix, vite désenchantés, ils regagnèrent précipitamment la chaude matrice nourricière de leur classe et, par la même occasion, ruminèrent – régurgitèrent – tous ses préjugés. Cependant, transfuges roublards, ils changèrent de camp quelques menus larcins en poche – ayant glané certaines pépites sur le champ de la « lutte des classes » : un certain usage de la dialectique, l’analyse des actes et des discours en ce qu’ils procèdent de structures et l’aptitude à en déceler les enjeux implicites, etc. Ceux de notre profession disposèrent alors les scènes de leurs théâtres (Ouf, à nouveau frontales) selon leur entendement de ces principes dévoyés. Et l’on vit de bien curieuses choses… Toutes les acquisitions formelles de Brecht-Strehler intégrées sans vergogne à la nouvelle « culinarité ». Clichés, partout, de la machinerie théâtrale retournée en élément de séduction. Puis, très vite : l’académisme(12).

 L’étalage de ces trésors dérobés dans l’héritage esquiva paradoxalement – par une sorte d’éblouissement esthétique – les questions fondatrices de l’aventure des pionniers. La perpétuelle et grandiose célébration de son agonie par la bourgeoisie, l’opéra, vit souffler à nouveau l’invention des professionnels et la passion du public. Genre-clé aujourd’hui.

 Le gros de la troupe et des spectateurs fut ravi de constater que les craquements de la décade précédente n’annonçaient nulle fin ou transformation radicale. Vint le moment de la trahison jubilante, le metteur en scène revendique sa « non-intervention », se réduit à « faire entendre le texte » et jette à poignées le long des actes de petits plaisirs immédiats. On redescend encore de la « relecture » à la « trouvaille ». Et c’est sans dommage que certains peuvent déclarer : « Je suis de gauche mais je me soigne » (Gildas Bourdet au Figaro Magazine, feuille chic proche de l’extrême droite), l’important ici étant moins la « gauche » (?) que ce que sous-entend d’infiniment plus large un reniement énoncé sous cette forme et en cet endroit.

 L’aveuglement est si grand que le fidèle Bernard Dort s’interroge, dans Théâtre Public, sur la traversée du désert actuelle de l’œuvre brechtienne en France, en cherchant ce qui, encore (« Quels morceaux ? » se demande-t-il littéralement), pourrait servir…

 Cher Bernard Dort, si personne n’a célébré le trentième anniversaire de la mort de b.b., dans votre hexagone, n’en cherchez donc pas la cause dans l’œuvre brechtienne, à traquer quelque part obsolète, mais simplement débusquez les faux-monnayeurs. Il est là, b.b., partout, copié, pillé, ingéré, chié, méconnaissable, mais bien là. Et s’ils n’en parlent pas, ou si mal, c’est qu’à la touche de cette reconnaissance leur pacotille se révèle.

Où y a-t-il reconnaissance de dette ? Et, si elle existe, que reconnaît-on dans la dette ? Et contre quel remboursement, avec quels intérêts ?

 Ce sont toujours là des questions révélatrices quand l’artiste s’y prête(13).

 L’intelligence de la fidélité, et son corollaire créateur : la trahison pondérée, commencent par la dette et la reprise des questions inaugurales. En quoi réside précisément l’interdit, le ridicule majeur, à l’échappée duquel ils s’accordent tous(14).

 Tout baigne dans un grand centrisme nauséeux. On préfère Raymond Aron à Sartre (« Ah ! dites, il ne s’est pas trompé, lui. Enfin, Sartre, ne soyons pas injustes : il a quand même écrit Les Mots n’est-ce pas ? », etc.).

Quand on inaugure le Musée d’Orsay réunissant impressionnistes et peintres pompiers, on n’y trouve pas motif à une meilleure intelligence de l’époque, mais à « découvrir » que tout est également « intéressant ». Voire : à réparer une injustice. Van Gogh c’est bien mais Meissonier c’est très beau aussi, etc. Artaud c’est bouleversant, mais Sacha Guitry c’est charmant « et tellement français »… Prototype du porte-parole centristo-nauséeux : Frédéric Mitterrand. Ailleurs un même journal (exemple vécu) peut faire l’éloge de William Burroughs et, une colonne plus loin, de Nina Companeez. « Et ainsi de suite… »(15).

 

MENSONGES ! MENSONGES !! MENSONGES !!!

  

B)     L’idéologie Impérialiste Centriste Sécuritaire (ICS)

 Ce que notre amour, dans la peur, le ravissement, le choc dont on ne se remet jamais, oui-là-je-comprends-le-mot : notre amour donc, des grands artistes, des « initiateurs » j’entends, les porteurs de feu d’un autre temps, ce qu’il nous hurle devant cette imposture (Mensonges !), il nous faut en chercher la vérité un peu plus loin.

 Le centrisme nauséeux social-démocrate de l’art participe du confort (renforcement, confortation, bétonnage) idéologique sécuritaire dominant. L’Europe capitaliste tente par tous les moyens de survivre, et le désir qui commande toutes les instances politiques, syndicales, intellectuelles, se résume à un seul vœu : « Faites que ça dure »(16).

 Il n’y a plus de vision du monde ou de projet de société, rien que la gestion, et la seule ambition de préserver le bien-être et la tiédeur des quarante dernières années, la planète entière dût-elle en crever. A l’Est les masses rêvent de chauffage central et du hamburger au soja des pays de la « liberté », tandis que le tiers monde prolifère dans le SIDA, la faim, les tortures et le pillage sans limites. Et je ne vois pas que l’URSS de M. Gorbatchev, se désignant chaque jour davantage l’idéologie centriste sécuritaire par la voie du libéralisme économique comme solution-miracle, apaise par ce retournement les craintes, bien sûr un peu trop avides de catastrophes expiatrices, des débuts du GROUPOV sur l’urgence. Au contraire. Ce n’est évidemment pas la libéralisation de leur système qui pourvoira à leur indigence.

 Elle n’y a jamais pourvu chez nous. Ce blanc-seing donné aux forces conquérantes du profit à l’intérieur des systèmes tyranniques de l’Est ne peut créer les forces économiques de sa justification et le soutien populaire nécessaire, sans accroître jusqu’à l’insupportable l’exploitation du Sud de la planète. Tactiquement, il s’agit d’obtenir des crédits de colmatage des USA et de la Communauté Européenne contre des amendements « démocratiques » du système. Stratégiquement, il n’y a pas plus pour eux que pour nous d’accroissement du niveau de vie qui ne passe par la vampirisation des nègres. Or : il n’y en a pas assez pour tout le monde, et : il y a une limite au pressurage.

 Par conséquent, si la politique Gorbatchev semble actuellement de nature à détendre les rapports Est-Ouest, à moyen terme ses effets sont inéluctablement d’engendrer des tensions accrues dans le partage du monde, c’est-à-dire des contradictions de même nature qu’à l’origine des deux conflits mondiaux.

 Je n’exclus évidemment pas, Notre-Dame de Fatima aidant, qu’une soudaine Pentecôte affecte simultanément les différents chefs des principaux Etats, et que – comprenant à quel point leur sort et celui des peuples qu’ils chérissent sont indissolublement liés à un développement équilibré des deux hémisphères d’un globe décidément trop exigu – ils n’adoptent d’un commun accord les mesures courageuses nécessaires à la satisfaction globale, bien que très progressive, des besoins de l’humanité dans la préservation de son environnement vital. Amen(17).

-         En attendant, au niveau mondial, la religion – au sens le plus réactionnaire – fait un retour dévorant(18). 

-         En attendant, le néolibéralisme impudent sodomise la social-démocratie sur le lit des « Droits de l’Homme » – achetés dans le sang de millions de bipèdes à caractéristique humanoïdes. 

-         En attendant, on a lobotomisé 360 millions d’Européens qui décernent des bons points de démocratie et des gages pour dictature, en augmentation ou suppression de crédits, aux peuples barbares qu’ils exploitent ou espèrent contrôler, dans l’amnésie totale des 70 millions de morts qu’en moins de 30 ans, en deux monstrueuses fournées, leur système social idéal a dévoré (« Le moins mauvais de tous », Churchill, ha !ha !).

 

LOBOTOMIE ! MENSONGES !

 

            C’est la DE-MO-CRA-TIE capitaliste, oui, elle-même, qui a généré cette horreur inouïe en 14-18 et en 40-45. Elle seule. La société dont 360 millions d’Européens de bonne foi revendiquent l’imposition au monde, a généré seule ce charnier dont les dimensions mêmes frappent encore de stupeur, d’incrédulité, et provoquent le refus de culpabilité et, après l’auto-amnistie généralisée, l’amnésie des causes et même des faits(19).

             Aujourd’hui, rien ne semble changer dans les conditions fondamentales qui pourraient conduire les peuples à cautionner à nouveau quelque hécatombe (Madame Margaret Thatcher s’est offert une sale petite guerre sans le moindre problème intérieur sérieux). Du reste, désormais, les dirigeants peuvent se passer de leur adhésion.

             Dans ce sentiment européen massivement partagé « Faites que ça dure », notre petit examen d’évidence matérialiste s’avère tout aussi inutile, dérisoire, et frappé de ridicule que les prophéties inspirées de la Cassandre antique. Tout aussi incongru : le rappel du prix que le monde paie pour ce confort relatif de la plus petite partie de l’humanité et du prix que celle-ci a requis pour l’imposition de son système « démocratique » : on s’hypnotise sur les quelques milliers de guillotinés de la « Terreur » et l’on occulte les millions de massacrés de la colonisation. De manière exemplaire, la France inaugure les fêtes du bicentenaire de sa révolution par un vote télévisuel du « peuple » qui acquitte Louis XVI et tente d’effacer symboliquement la rétribution sanglante de son accession à la République. Quand les journalistes du démon s’écrient triomphalement sur les écrans : « Aujourd’hui les Français épargneraient le Roi ! », la jubilation vient avant tout de la négation écrasante de toute approche historique.

             L’idéologie dominante vend l’image Saint Sulpicienne de la démocratie paisible, idéalement implantée chez nous, et à laquelle devraient tendre les peuples du monde entier (« Ils y arriveront avec le temps, si on les aide un peu »). Tout cela en douceur, sans révolte, sans insurrection, sans conflits irrationnels, et surtout : sans que personne n’y perde rien(20). Cette vision idyllique du progrès ne convient évidemment qu’à ceux qui bouffent du pain blanc tous les jours(21).

 Le corollaire artistique de l’égocentrisme aveugle de cet impérialisme diminué c’est la régression des formes, c’est-à-dire, dans tous les sens du terme, de l’expérience.

 

            La littérature retrouve la narrativité la plus mince (Sollers donne désormais des conférences sur Bataille et Dante, mais chie des romans parisiens « à clef » écrits dans un style à peine équivalent au journalisme Marie-Claire)(22). La peinture appartient à ceux qui disposent leurs œuvres aussi bien aux cimaises qu’aux murs des discothèques de New York et de Bangkok. Le théâtre se vautre dans le répertoire. Le cinéma aligne Mozart, des remake et des plagiats, les westerns haletants de l’adultère ménager et si un enfant traîne dans un coin du scénario, c’est encore mieux.

             C’est bien l’idéologie impérialiste diminuée, l’idéologie Impérialiste Centriste Sécuritaire, qui habite ce champ morne de la réitération futile(23). Les artistes qui ambitionnaient de participer au bouleversement du monde, des dadaïstes à la Beat generation, des marxistes à Fluxus, sont rangés avec déférence au musée des illusions perdues. Il peut même arriver qu’on accuse certains d’entre eux des atrocités engendrées par les systèmes où ils se sont révoltés(24). La pensée intervenante est une illusion meurtrière, le monde n’est pas à transformer, les formes héritées suffisent donc amplement à la jouissance d’un peuple qu’on n’envisage plus autrement que, au mieux, comme un public, et le plus souvent comme une clientèle.

 Notons que l’idéologie Impérialiste Centriste Sécuritaire n’exclut pas, ou plutôt ne persécute pas les extrémistes. Ceux du présent (ceux qui « restent »), elle les ignore (négligeables, un tantinet ridicules), ceux du passé elle les annexe (exemple déjà cité du Musée d’Orsay, et Artaud, voire même Sade). Puisque je cite beaucoup Brecht en ce moment, encore celle-ci :

             « Il y a pire, en effet, que l’état où l’on n’a que la médiocrité à se mettre sous la dent ; c’est celui où l’on avale absolument tout ». (b.b.)

             L’idéologie I.C.S. (Impérialiste Centriste Sécuritaire) élargit donc très loin le champ morne de la réitération futile(25).

 

C)    « On a raison de se révolter ! »

 Et d’abord : toujours.

 

  Car il faut compléter cette citation par une autre formule lapidaire de Mao Tsé-Toung : « Nager à contre-courant ». Oui, la vérité, c’est toujours à contre-courant du bon sens et des idées reçues, c’est Galilée.

 Le 22 juin 1633, à Rome, Galilée abjurait solennellement devant l’inquisition sa doctrine sur les corps célestes. Cette défaite momentanée de l’esprit avait des raisons puissantes, religieuses mais aussi sociales et, généralement : humaines. L’une de ces raisons concerne directement un des fondements de nos démocraties, en quoi elles furent un « progrès » – bien fragile c’est ce que j’appellerais : le suspens civilisateur.

 La doctrine de Galilée heurtait violemment l’évidence immédiate.

 

Depuis que la terre existe et porte des êtres vivants, tous ces êtres, animaux et plantes, ont perçu le soleil comme tournant autour de la terre. Bien après, pendant des dizaines de milliers d’années, les humanoïdes puis les hommes vécurent de même. Et chaque jour encore, nous-mêmes – quoi que nous en sachions – nous percevons cette réalité en accord avec l’évidence : le soleil tourne autour de la terre. Pour accepter, non pas de comprendre qu’il n’en va pas ainsi, mais tout simplement d’accepter d’écouter de pareilles explications, il faut suspendre un instant la croyance que nous avons, la foi de tous les jours que nous prêtons à ce que nous crient nos yeux et notre peau, et, dans ce suspens consenti, faire un long détour par la démonstration scientifique.

 Ce moment de suspens de l’évidence, c’est la condition de la civilisation en général et de la démocratie tout particulièrement. Inculquer cette attitude dès l’enfance à tous les citoyens, c’est une des conditions de sa survie temporaire. […]

Aujourd’hui, par exemple, le suspens civilisateur voudrait qu’un homme dont le fils est au chômage alors que son voisin immigré travaille, n’en déduise pas que la « solution » consistant à chasser tous les étrangers dégagera un volume égal d’emploi, mais accepte d’entrer dans la démonstration économique que cette évidence est fallacieuse. Naturellement, ce détour ne le prive pas d’un bouc émissaire sans lui ouvrir en même temps les voies d’une action nouvelle.

 On conviendra que nos sociétés – si elles sont très attachées à la préservation des apparences de la démocratie (tout le monde se déclare anti-raciste, y compris Le Pen) négligent chaque jour davantage la formation du suspens civilisateur et l’enseignement de ce qui les fonde. On les comprend, il s’agit d’un superbe cas de double bind : l’entraînement de chaque citoyen à cette attitude ne garantit pas seulement la démocratie d’une régression à des totalitarismes divers ou à la barbarie, elle jette aussi les prémisses de son dépassement.

 « On a raison de se révolter ! » renvoie donc, pour moi, à l’intelligence de la Fidélité. On a raison de le faire(26).

 A ce stade, Brecht a cru pouvoir recruter le travail artistique pour la grande armée de la raison.

 Si son travail, parce que précisément c’était un artiste, a pu dévier parfois sublimement de ce credo, toute son expression théorique en revanche s’y réfère constamment. On sait que cette conceptualisation a de plus en plus commandé sa création. La nature du travail artistique, ce sur quoi nous opérons, le champ et les objets, tout comme ses résultats, en tous cas : ses effets, qu’en savons-nous exactement aujourd’hui encore ? Pas grand chose, et encore moins dans le cas très particulier du théâtre, sans parler de l’art de l’acteur.

 Je ne peux pas suivre Brecht dans son articulation directe de la science et de l’art(27).

 Et, dans mon entendement, cela n’entraîne pas de contradiction avec cette admirable prescription de b.b., reprise par Godard : « Il ne s’agit pas de montrer des choses vraies, mais de montrer comment sont vraiment les choses ». Où l’on rejoint Galilée, oui, mais aussi William Blake ou Van Gogh ou Sade.

 Si l’on a toujours raison de se révolter, toutes les révoltes ne s’en trouvent pas justifiées, nous le savons. Qu’à cette énergie vitale se soient alimentées les aberrations régressives les plus démoniaques doit aiguiser la vigilance.

 Cependant, à mon sens, aucune des causes qui provoquèrent la révolte de notre adolescence et de notre jeune maturité n’est caduque.

Aucun des mensonges petit-bourgeois d’antan n’a retrouvé, par miracle, un éclat virginal. Et si la polémique n’offre guère de secours pour l’instant, le choix de la révolte suffit toujours à diviser. Ce choix qui n’est jamais « une fois pour toutes », qu’il nous faut nettoyer férocement, vivifier au travail, éprouver dans l’expérience(28).

             La question n’est donc pas dans la « foi » en une « évolution », rudement assimilée à la « marche du progrès ». La nature est transformation perpétuelle et acquitte toujours un prix très élevé pour chaque changement. L’individu semble y tenir une part infra-dérisoire.

Avec l’apparition dans l’histoire de la vie de la « conscience réflexive » (donc de « l’histoire »), une situation nouvelle s’est créée jusqu’à ce point où c’est l’espèce en qui elle se constitue qui tient entre ses mains le sort de la vie, de la survie de toutes les espèces, du vivant tout entier, et jusqu’au sort du lieu même de la vie : notre monde.

             Puisque nous en sommes arrivés là, de l’amibe à Hiroshima, il est sans doute aussi au pouvoir des hommes de réduire le prix de la prochaine mutation. Mais l’idéologie I.C.S. en niant la réalité même aggrave le divorce entre l’état des sciences et des arts et la conscience des peuples. Par conséquent, elle aggrave le prix requis tôt ou tard.

             Nourrir sans cesse l’intelligence de notre FIDELITE à la révolte, voilà ma première condition.

 

2/ TRAGIQUE (Morale du) :

            ou : « Un jour nous aurons à rendre compte de notre mort prématurée »

            Antonin Artaud

 

            On dit parfois de Kafka que c’est un auteur drôle.

             Nietzsche écrivait : « Voir sombrer les natures tragiques et pouvoir en rire, malgré la profonde compréhension, l’émotion et la sympathie que l’on ressent, cela est divin »(29).

             Dans ce sens, le Marquis est bien, comme le veut le mot de la tradition, divin. Et, puisque la phrase de Nietzsche semble sous-entendre des exceptions, nous ne voyons pas au contraire – quelle espèce de « nature » pourrait bien échapper au tragique dès lors qu’il s’agit du vivant, à plus forte raison : de conscience.

             De même, après le deuxième exercice-repas et le week-end perturbé qui s’ensuivit, j’écrivais au GROUPOV : « Nous ne voulons pas nous tuer. Nous voulons RIRE. » (5 mars 80)

             RIRE n’est pas une mauvaise attitude, entendu comme ça. Mais tout le monde ne peut pas. Pas tout le temps. Pas sur tout. L’idéal du Saint-Rieur s’avère nettement au-dessus de la moyenne des capacités humaines. Pour moi, par exemple, et parce que je n’étais pas à l’époque dans le champ artistique adéquat, la mort violente de mes parents ne fut pas source de rire ni même d’expression, mais un facteur d’amnésie partielle.

             Si l’on peut rire avec profonde compréhension, émotion et sympathie, on ne doit pas être loin de ce qui se fait de mieux dans l’humain…

             Bataille l’a si bien perçu, qui n’arrive pas à être drôle, chez qui le rire est toujours un déchirement. Mais Sade est plein d’humour, et pas seulement d’un humour noir où le ressort tragique est plus sensible, mais parfois d’un humour espiègle(30). Artaud même fait entendre un rire profond dans sa détresse souveraine d’acteur-du-XXème siècle se débattant dans l’écriture.

             Je voudrais d’ailleurs en rester à la phrase d’Artaud qui ouvre ce chapitre : « Un jour nous aurons à rendre compte de notre mort prématurée. »(31) 

            Il va de soi que je n’entends pas dire un seul mot du Tragique. C’est bien l’aspect de notre nature le mieux partagé entre toutes les philosophies. Athéismes, religions, systèmes totalisants, nul ne nous en dispense, tous s’accordent sur sa dimension fondamentale – que ce soit pour nous définir ou pour nous proposer les voies de sa transcendance(32).

             Ne parlant pas du tragique, il s’agit donc de sa morale.

             Je ne suis pas philosophe. Je suis incapable d’énoncer les principes d’une attitude fondée en raison pour les individus ou la société. J’ai seulement quelques intuitions sur la fonction d’un artiste, en général, et sur ses devoirs, à certains moments. A mes amis collègues et aux camarades-collègues, ceux du camp de la Fidélité, et à eux seulement, je confierai prudemment mon rêve d’artiste d’une morale du tragique. La morale impliquant des « devoirs », j’en proposerai trois : 

 

RIRE – TRANSGRESSER – RENDRE COMPTE

 

            Ici, les développements m’échappent. Et j’y renonce volontiers. C’est tellement le domaine du « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » ou, plus modestement comme Fats Waller à qui voulait savoir ce qu’est le swing : « If you gotta ask, you ain’t got it ».

 

            Ainsi du RIRE. Nous avons évoqué Kafka, Nietzsche, Bataille, Sade. C’est assez, c’est trop. Il y a de quoi irriter ceux qui ont le swing, sans se rapprocher d’un pouce des autres.

Pour le RENDRE COMPTE, nous y sommes, puisque ce texte tente d’en fixer les conditions de mon usage et, j’espère, celui de quelques amis. Chacune des cinq conditions touche à ce devoir. Ce qui s’y prescrit, s’en déduit ou se devine, et voilà tout.

             Quant à TRANSGRESSER…

 

A)    Réminiscences

  Le GROUPOV naquit dans un temps où déjà, selon l’expression de Georges Bataille : « L’érotisme perdant son caractère sacré, devint immonde… ». La transgression érotique, entendue comme sexuelle, ne fit jamais la moindre apparition dans notre travail(33). Comme le bricolage que nous fîmes des autres restes, il y eut bien des corps nus et la citation de quelques agitations, mais la transgression s’était déjà déplacée vers le meurtre (épisode de la nuit dans la voiture arrêtée rue de Serbie, ou consigne-métaphore du deuxième repas : « Tuez tout ! »). Il était naturel alors que la merde fit son apparition (maquillage). Dans tous les cas, un bout de chemin du côté de la mort, plutôt(34).

             Chez Bataille, sacré et interdit ont peut-être excessivement tendance à se recouvrir. D’où nous étions issus, le sacré ne pouvait nous laisser indifférents. Mais toutes ses formes connues nous étaient dévaluées au point qu’il fut même inimaginable de s’en soucier. La notion même de sacré nous était étrangère, inutile, dans l’approche résolument expérimentale, voire pragmatique, de nos débuts. Et justement, pour des contaminés du sacré de cette trempe, la voie de l’interdit a toujours semblé beaucoup plus sûre…

             Cependant cela se passait de manière sournoise.

             C’est qu’à l’époque l’interdit et la transgression nous paraissaient aussi inutilisables que le respectable sacré. Tout semblait impossible : Grotowski (le blasphème sacré), le Living Theatre (la libération), ou les A.A.A. d’Otto Muehle (l’acceptation et le dépassement de toutes les pulsions dans la vie expressive communautaire). Donc, très curieusement, le GROUPOV commença par « les Ecritures Automatiques d’Acteur », dans un refus de tout objectif. Par la suite, c’est sur le terrain formel et par la voie de la sensibilité, autrement dit : de préserver vivant et d’aiguiser ce qui advenait entre nous sur le plateau, que le travail se développa intensément.

             Que les choses se soient produites ainsi, par cette stimulation et dans cette direction, a certainement une grande signification.

             J’aurais tendance encore aujourd’hui à faire confiance à cette attitude expérimentale d’entrer par effraction en soi-même, à chaque moment important. Mais il y avait là aussi une part de ruse avec nous-mêmes. Les Ecritures Automatiques d’Acteur qui, de quelque manière que ce soit, ne serait-ce que par le plus léger indice, évoquaient un traitement formel déjà connu, ou semblaient se dérober à l’affrontement non seulement de l’inconnu mais de quelque tabou inventorié que ce soit, étaient critiquées impitoyablement. Ainsi les acteurs étaient placés dans une situation de contrainte extrême : ils ne pouvaient éviter, naturellement, d’affronter l’héritage des formes précédentes dans leur travail, mais c’était défendu. Ils ne pouvaient se livrer à l’affrontement explicite d’un tabou, c’était vu comme réducteur et ridicule, mais ils ne pouvaient se trouver prisonniers d’aucun, etc. De cette brutalité, surgirent quelques moments étonnants. Je crois que nous ne sommes pas encore sortis de ce qui s’y cherchait : Interdit / Sacré / Transgression / Aujourd’hui. Et quoi – mais encore ?

  Autour de nous, en 80 : déjà l’I.C.S. et la conformité dominante ; ou la transgression dérisoire (les Punks crachant et jetant des bouteilles de bière au public) ou inutilisable (Sid Vicious assassinant sa petite amie). Rien à faire.

            Et maintenant ?

  Je ne sais pas. En tout cas il n’est plus de raisons aux pudeurs d’antan. Certes, le sacré ça n’aide pas plus. L’interdit, ça fatigue d’avance. La transgression, de quoi ? pour quoi ? Tout comme hier, c’est davantage par le désir de l’impossible, de l’inouï, que s’ouvre le territoire inconnu… Mais savoir que d’autres, en d’autres temps, l’indiquèrent autrement, n’est pas purement formel. Cela peut nous aider à admettre qu’une tentation nous guette alentour de la trinité sacré-interdit-transgression, depuis toujours, et que nous pouvons dès lors en faire un usage plus intelligent, ou plus adapté.

 

B)     Transgression-Fondation

  C’est de ce côté.

            Ca, c’est sûr. Enfin, plutôt par là.

             Je veux dire qu’en travaillant « de ce côté » la transgression, on a des chances de travailler dans la vérité. Il se peut qu’on s’y perde, qu’on en meure, ou qu’on se trompe, il se peut qu’une œuvre singulière mais non pas fondatrice en résulte, mais les autres côtés n’offrant que redondances-pléonasmes-fariboles…

             C’est plutôt par là(35).

             Sans même parler du sacré, qu’en tout cas les limites et l’interdit voisinent intensément, jusqu’à coïncider le plus souvent, indique assez qu’il ne peut exister d’œuvres fondatrices qu’en transgression.

             Qu’une œuvre qui vous précède ne puisse être éludée de la gestation de votre propre expression sans que celle-ci ne s’en trouve frappée d’insignifiance par le fait même, cela implique un ébranlement considérable des formes et un déplacement formidable du sens dans cette œuvre en son temps. Une échappée transgressive extrême.

             Au fond les autres œuvres sont du domaine de la distraction. Leur fonction s’épuise avec leur consommation. La capacité de provocation prolongée des « autres » m’étonne toujours, qu’elle soit formelle (on les imite, on les pille, on repart de leur invention), ou philosophique (leur questionnement interroge toujours), ou métaphorique (même si la forme ou la matière en paraissent obsolètes, certaines œuvres ou certains maîtres continuent d’inspirer par la démarche, ou l’attitude, qu’ils incarnèrent).

 

            Dans un temps où aucune échappée fondatrice ne paraît possible – indépendamment du génie des individus – notre travail a pris la forme du deuil. Mais d’abord en nous-mêmes.

            Oui : pas comme une célébration rituelle de défunts identifiés (ça les autres s’en chargent abondamment), non : comme une joyeuse et féroce exploration de notre savoir inconnu(36), un viol interne, une extorsion forcenée.

             Et de ces bricoles jetées ensemble – et dans un style propre au GROUPOV qui dit assez dans ces expositions successives combien nous aimerions tenter d’autres aventures si nous vivions d’autres temps – s’élabore cette machinerie du reste dont la pertinence, dix ans après, ne me paraît pas démentie(37).

             L’ambition définie par Joyce : « Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n’a pas encore paru au monde » peut sembler terriblement dix-neuvième siècle. C’est toujours de ce côté(38).

 

 

C)    Cul et cul / Mort-mort

            Dans tous les cas, la mort est le sens absolu du rêve.

Michel Foucault, 1954

            

Sur le cul et la mort, l'interdit et la transgression, Bataille semble avoir beaucoup dit.

Que les conditions (notamment judéo-chrétiennes) qui ont permis sa recherche douloureuse, s'estompent chaque jour au point de paraître inopérantes aux jeunes générations, ne change pas grand-chose. Bataille n'est pas si loin du yoga tantrique, il est étrangement resté – à sa manière inattendue – proche de Nietzsche, de son désir-prophétie du Surhomme. Ce qui se pointe là n'est pas d'hier. Cela rejoint de très anciennes angoisses humaines, sans Dieu, et de très actuelles absences. Bataille est permanent.

Le Démon à l’œuvre partout et qui s'ébat glorieusement dans la télévision et la publicité, travaille aussi à la banalisation du sexe. Wilhem Reich écrivait : Le christianisme n'a pas tué Eros, il l'a rendu vicieux. Mais ce vice est précisément le ventre fécond d'où sont sorties les œuvres immenses, vingt siècles durant. Quant au rêve de « santé » sexuelle de Reich, il s'accordait à d'autres utopies et sa réalisation présupposait d'autres mutations sociales dont nous sommes demeurés orphelins. Nous voilà sortis du « vice » non pour trouver la « santé » mais seulement la banalisation(40).

Une fois de plus, et le Démon se reconnaît à ce signe : amnésie. Et cette fois la plus pro-fonde.

  Il n'y a donc de place pour un art qui ignore de conjuguer le cul et la mort qu'au giron du démon. Il n'y a de place pour un théâtre qui subtilise la mort au cul, comme une vulgaire réclame, qu'au giron du démon.

 

FUORI! FUORI! FUORI!

 

              Autrement dit, et très platement : insignifiance des œuvres hors cette convulsion, anathème sur ceux qui font recette du cul une fois « nettoyé » de la mort(40).

Reich distinguait dans la rétention orgastique le facteur quantitatif de la névrose, de son énergie. L'alimentation du nazisme par détournement d'orgasme. Aujourd'hui la « permissivité » sexuelle s'accorde admirablement à l'idéologie I.C.S. Et les serviteurs du Démon sont légion(41).

  Je n'insisterai pas sur l'évidence du lien de l'intelligence d'une FIDELITE à la révolte à la nécessité de se débattre dans la convulsion mort-cul (si ça chante on peut ajouter langage). J'embrasserai seulement l'icône d'Adamov sur mon bureau. Et, puisqu'il n'est pas de conclusion possible, quelques rappels :

1) « Je crois que l'homme est nécessairement dressé contre lui-même et qu'il ne peut se reconnaître, qu'il ne peut s'aimer jusqu'au bout, s'il n'est pas l'objet d'une condamnation. »

(G. Bataille, La littérature et le mal, p. 43)

2) "La complicité du tragique – que fonde la mort – avec la volupté et le rire..."

"L'opposition intime de la station droite et de l'ouverture anale liée à l'accroupissement."

(G.B., Les larmes d'Eros, p. 80)(42) 

 

 

 

          En relation directe avec la précédente :

 

3) "L'ambiguïté de cette vie humaine est bien celle du fou rire et des sanglots. Elle tient à la difficulté d'accorder le calcul raisonnable, qui la fonde, avec ces larmes... Avec ce rire horrible..."

(Idem, Avant-propos, p. 52)

 

Et, parlant de Sade, ces deux éclairs : "La violence est silencieuse et le langage de Sade est paradoxal", puis : "Le langage de Sade est celui d'une victime".

  C'est la persécution, l'enfermement impitoyable qui ont provoqué la transcendance de la violence dans l'écriture souveraine.

  Il ne me paraît évidemment pas que l'artiste doive désirer la mort, le Mal, etc. C'est son état d'y être ouvert. Et d'abord le reconnaître, ce désir. Ensuite alors, et précisément du fait de cette connaissance intime du vice, nous pouvons dire, la voix étranglée, les yeux brouillés mais avec un véritable sourire, les mots de Brecht, comme de l'espérance d'un autre monde qui serait celui-ci :

"BONHEURS

Le premier regard par la fenêtre au matin

Le vieux livre retrouvé

Des visages enthousiastes

De la neige, le retour des saisons

Le journal

Le chien

La dialectique

Prendre une douche, nager

De la musique ancienne

Des chaussures confortables

Comprendre

De la musique nouvelle

Ecrire, planter

Voyager

Chanter

Etre amical"

 

Si le langage de Sade est paradoxal – les bourreaux réels sont muets sur la convulsion, mort-cul – mes 'devoirs' ne le sont pas moins.

  RIRE / TRANSGRESSER / RENDRE COMPTE, cela se commande-t-il ? 

Drôle de devoir que celui qui échappe à la volonté. Et que dire d'un devoir qu'on ne saurait « respecter » ? 

A tout le moins ces devoirs, comme la morale du TRAGIQUE traduite en eux, sont-ils comme nous disons de l'art de l'acteur : ça ne s'apprend pas, mais ça doit s'éduquer.

 

3/ L'URGENCE (Sentiment de)

ou : "Laisse le possible à ceux qui l'aiment."

Georges Bataille

 

Un sentiment ce n'est pas grand chose, penseront certains.

 Sans doute. Pourtant on sent bien qu'il y a là un élément fondamental des créations majeures. Comme on dit : écrire en état d'urgence. Et cela semble mieux. Cela se dit plus aisément des œuvres qui fascinent – comme le Requiem de Mozart ou la Lettre Au Père de Kafka, ou l’œuvre entière de Charlie Parker que des œuvres simplement admirées, en tout cas cela se trouve impossible à dire des œuvres qui nous sont indifférentes.

 Donc, de nouveau, c'est plutôt par là. Il est d'ailleurs difficile d'imaginer une pratique ar-tistique répondant profondément aux deux conditions précédentes et qui échapperait au sentiment de l'urgence. Pourtant, c'est sans doute la condition la plus rare, la plus difficile aujourd'hui(43).

 Comme cela est sous-entendu depuis le début de cette lettre : "On ne peut pas faire boire un âne qui n'a pas soif". Celui que les questions égrenées dans ces passages ne renvoient à rien de vécu, de déjà-su confusément, ne peut se mettre à 'vouloir' vivre et travailler dans l'intelligence de la FIDELITE et en accord avec la morale du TRAGIQUE. Cela n'a pas de sens. Mais pour ceux qui nous inspirent comme pour nous-mêmes, ce n'est pas non plus un pur don, ou une concession perpétuelle. Rappel : ça s'éduque. Entre les deux pôles : ça ne se décide pas, et : ça s'éduque, on voit bien que les « conditions »(44) se partagent selon les cas, davantage d'un côté ou de l'autre. Ainsi rendre compte appartient-il nettement plus au camp de la volonté que Cul et cul / Mort-mort. Le sentiment de l'URGENCE, lui, échappe à toute décision.

Précisément, il s'agit bien d'un sentiment.

 Les années ne nous ont pas laissé d'illusions sur ce point. Qu'on vive une période historique d'urgence collective (persécutions, guerres) ou qu'il s'agisse d'une épreuve individuelle, voire purement subjective (le Rimbaud d'Une saison en Enfer), les 'faits' sont secondaires dans la constitution de ce sentiment. Qu'on soit au courant d'une catastrophe imminente ("la guerre est déclarée, les bombardiers approchent") ou inéluctable (sa propre mort) ne suffit pas à créer le sentiment d’urgence. Pas obligatoirement. Certains, au contraire, vivent en état d'urgence exacerbé sans que rien dans leur sort objectif (par rapport au commun des mortels) n'en fournisse l’explication évidente. Et puis, il y a le cas de l'ignorance. Les populations qui seront détruites par un tremblement de terre ignorent tout des énormes secousses qui du sein de la planète courent vers elles. Leurs minutes sont comptées, mais il n'y a pas d'urgence. 

Au début du GROUPOV (Pâques 80), je vous envoyais le texte "Sur l'urgence" qui cherchait à ce sentiment, précisément, des justifications dans la réalité présente. 

Mais à examiner cela dix ans plus tard, la troisième guerre mondiale y était bien moins « nécessaire » que le sentiment de la perte d'histoire et que l'état de déréliction. Au reste, dans les images circulant entre nous à l'époque et qui nourrissaient ce sentiment au moins autant qu'il les produisait, se mélangeaient les signes d'une fatalité de la guerre aussi bien que le ressassement des preuves de la précarité des œuvres humaines, avec une délectation toute particulière pour le sort de l'art de l'acteur qui meurt presque aussi vite qu'il s'énonce.

 

OÙ EN SOMMES-NOUS ?

 

Eh bien : le contrat était caviardé sur les délais de livraison. Que rien n'ait changé de 'fondamental' dans ce qui pourrait créer les conditions rapides d'une catastrophe majeure, on s'en fout. Si ce n'est pas pour l'aube suivante, le sentiment d'urgence en prend un vieux coup. Qu'on imagine Noé avec son arche terminée non pas à la minute où tombe la première goutte mais 35 ans à l'avance. La tête...

 

Ils n'ont pas respecté les délais, les salauds. Jamais. Les premiers chrétiens croyaient au retour du Christ et au jugement dernier pour leur génération. On attend encore. Les Juifs, eux, attendent toujours le Messie. Il y en a pour prétendre que ce sont les plus malins. Kroutchev, au 22ème Congrès du P.C.U.S. promettait le communisme pour 1985 (45). Et ainsi de suite. 

On peut sacrifier sa vie à l'avènement d'un communisme qu'on ne verra pas mais dont ses enfants, ou ses petits-enfants, bénéficieront. Manière de ne pas tout à fait mourir, puisque ça n'est pas pour rien(46). 

Mais si, non seulement le communisme mais même un véritable socialisme, tout simplement, recule les échéances de plusieurs siècles, ça ne change pas rien... Sacrifier sa vie pour ceux de la 600ème génération après soi, c'est nettement moins convaincant... D'autant qu'on soupçonne que dans ce délai des imprévus assez peu imaginables ne peuvent manquer de modifier qualitativement la Grande Promesse qui requiert présentement votre consentement au sacrifice... 

J'éprouve donc davantage que des hésitations à substituer le tiers monde au prolétariat de jadis, la direction pointée imperturbablement vers le communisme avec, seulement, quelques centaines d'années et quelques billions d'hectolitres de sang en plus. Cela semble pourtant la position d'Heiner Müller, en tout cas son attitude publique (avec lui, pour la croyance, on ne sait jamais). Mais avec ce déplacement, il semble aussi que le cher Heiner en attende davantage le purgatoire que le paradis.

 

Bla Bla Bla – Bla Bla Bla

 

  En vérité, si je crois toujours que les facteurs de catastrophes vont encore croissants, de toute façon, qu'ils aillent vers la barbarie et la Grande Régression ou qu'ils se développent à travers les charniers du dépassement successif des contradictions vers le Grand Ordre, tout ce dont nous sommes issus, que nous avons détesté, combattu ou adoré, mais dont nous sommes pétris, tout cela disparaîtra, si je crois – en vérité – toujours cela, j'éprouve alors simplement comme tant d'autres l'aspect tragique de ma condition, je n'en ressens pas pour autant aujourd'hui le sentiment de l'urgence. Pas comme en 1980. 

Puisque cela ne se retrouve pas en se recherchant, puisque je crois cependant qu'il s'agit d'un sentiment consubstantiel à tout accouchement significatif, quel serait aujourd'hui le cadre de travail où ce sentiment soit nécessairement actif(47)? 

Ici, on a envie de se tourner vers des exemples. J'ai repensé à ceux qui nous sont chers ainsi qu'aux premières années du GROUPOV. On en revient toujours à la phrase de Joyce(48). Les moments de travail et de création où le sentiment de l'URGENCE coexiste indissolublement à l'aventure, n'émergent jamais qu'à la recherche de l'inouï. 

Un cadre d'expérience en vue de susciter l'inouï ne me parait pas pouvoir éviter d'orienter le travail dans les directions de :

- l'extrême

- l'impossible

- l'obscur

 

           On pourrait en trouver d'autres ou les nommer autrement... On pourrait aussi discuter sur leur distinction et leur recouvrement. 

Dans les œuvres majeures, celles de l'urgence, un inouï s'énonce qui offusque, éblouit, confond, et nous ne distinguons plus. Qu'on pense aux créateurs inspirés par la foi révolutionnaire, chez eux la rigueur de l'extrême, la volonté de l'impossible, et – trop claire au-jourd'hui – l'active part obscure, sont étroitement conjuguées. C'est splendidement manifeste chez Maïakovski, ce n'est pas moins vrai chez le 'lumineux' Brecht. J'ai pris l'exemple des révolutionnaires parce qu'ils sont censés se gouverner davantage par la raison ; si nous es-sayons de recevoir la parole d'Artaud ou de Dante, de Shakespeare-Racine-Rabelais-Rimbaud-Joyce-Kafka-Dada-Beckett- etc... nous y retrouvons la même fatalité des développements extrêmes, la même tentation de l'impossible, et le même combat transcendantal avec l'ange de la part obscure. 

Je ne décrirai pas à l'usage d'une pratique ce que serait un cadre de travail orienté vers l'extrême, l'impossible, l'obscur. Un tel cadre, à nos débuts, s’est imposé d'évidence par notre exigence première du refus des formes existantes. Nous nous sommes donc imposé, par moments, des conditions de travail extrêmes, quelques entrées soudaines, par effraction, dans la part obscure, etc. A ce moment, sous cette forme, à cet endroit du monde, pour ceux-là. Enoncer les formes pour aujourd'hui (et pour QUI, d'abord, précisément ?) découlera de la même manière des projets en cours. J'entends par projet non pas tel ou tel spectacle, mais le type de désir, donc aussi de refus, sur lequel on s'engage. En retour, nous pouvons juger de la hauteur de l'exigence d'un projet aux formes de travail qu'il requiert pour s'accomplir. 

Nous avons tous en tête des exemples concrets de cadre de travail du type extrême-impossible-obscur : le laboratoire de Grotowski, la préparation de "The Brig" par le Living Theatre, etc. Si je rappelle quelques consignes et quelques objets de travail du GROUPOV autrefois, il s'en dégage le même pouvoir : les Ecritures Automatiques d'Acteurs, bien sûr, mais aussi le silence prolongé, la prescription rigoureuse d'une violente intensité des séances, la lon-gueur des performances, les opérations 'Décalage', etc., et encore : la mise en scène du spectateur, l'exercice 'Vide', le nu hors situation, le sexe inadéquat, la révolution, la transcontextualité, le travail sur la perception et les limites des relations au public, l’annexion de la planète (!), léviter, apparaître et disparaître, etc. Sans parler de la sainteté laïque ou des Nouveaux Indiens. 

De nouveaux projets peuvent certainement engendrer de nouvelles pratiques. C'est à ce signe qu'on les reconnaîtra. Il est une forme d'urgence pour chaque saison. Et s'il n'était que celle-là : nous sommes tous dans la position de Fritz Zorn mais nous n'agissons pas comme tel, elle suffirait amplement jusqu'au moment du rendez-vous effectif avec la garce ultime. Affaire d'intensité de conscience.

 

 

4/L'EXPERIENCE (Volonté de)

ou : "La première figure de l'espoir est la crainte, la première figure du nouveau l'effroi."

Heiner Müller

 

Nous disions jadis : "La peur est bonne conseillère", manière plus active de formuler le constat d'Heiner Müller.

 Ne pas pouvoir dissocier le sentiment qualitatif de l'urgence d'un cadre de travail se donnant pour objet l'inouï, c'est bien réaffirmer la primauté de l'expérience.

 

"EXPERIENCE :

 1. Acte d'éprouver, d'avoir éprouvé (…)

2. Connaissance des choses acquise par un long usage (…)

3. Tentative pour reconnaître comment une chose se passe (...)"

(Littré, p.2230.C'est moi qui souligne).

 

Transposé en GROUPOV : la connaissance des choses ne s'acquiert que par un long usage de tentatives pour reconnaître comment ça se passe dans l'acte d'éprouver soi-même

Ou encore : l'acte d'éprouver soi-même (49) mène, par un long usage de tentatives pour reconnaître comment ça se passe, à la connaissance des choses.

Ou encore... etc.

 Si, à nouveau, c'est plutôt par là, nous pouvons nous fier à la crainte. Elle signale le territoire qui ne se découvre qu'à l’épreuve de soi-même.

 Je crois que nous tenons là une meilleure raison que celle avancée jadis à l'intuition impérative du début : ne pas monter de pièces, ne pas travailler sur des textes, ne pas parler dans le jeu(50). Ne nous connaissant qu'à peine, nous n'avions pas même la possibilité de parler entre nous de ce qui arrivait. Le silence semble être une condition très partagée de par le monde de l'accession à l'épreuve, donc à l'expérience véritable.

 Mais c'était, par ailleurs, une grande chance de ne pas le savoir ou, en tout cas, emportés par notre désir d'alors, de ne pas distinguer la règle ancienne au travail dans notre ex-périence nouvelle.

 Que faire aujourd'hui que tu écris des "pièces de théâtre" ? Cette épreuve de toi-même dans l'écriture, comment peut-elle vivre par d'autres ? Ce que, d'ordinaire, les comédiens appellent "jouer" ne saurait y suffire. Si ?

 Que faire, surtout, depuis que nous avons l'expérience de l'expérience ? Non pas seulement comme l'acteur qui peine à retrouver l'émotion vécue une fois, mais comme des gens qui ont expérimenté l'expérimental.

 L'EXPERIENCE (Volonté de). Oui, cela – à tout le moins – nous pouvons le vouloir, et cela ne va pas de soi. On a tendance à vivre sur son capital, sur ce dont, une fois, on a acquitté plus ou moins le prix. Le chemin de Damas ne se parcourt qu'en aller simple, paraît-il. Il en serait même certains pour estimer qu'à vouloir y retourner ou en trouver un autre nous ferions preuve d'infantilisme, de régression. Et pourtant : "Si vous ne redevenez semblables à ces petits enfants… "(51). L’enfance : l’âge même des épreuves puisque temps des premières fois, de l’inaugural (nostalgie de), le temps idéal où l’on a une chance de s’en tirer mais où l’on n’est pas « prêt ». Chevauchement du tigre. Tout mon article « Le Jardinier » repose sur l’épreuve comme constitutive de l’art de l’acteur. 

           Cet art de ceux qui n'ont que leur corps pour y manifester l'Esprit. Nul autre instrument. Le corps et ses glandes, mais aussi la mémoire du corps, l'histoire dans le corps à extraire ou, plutôt, à manifester. Je n'appellerai pas expérience ce qui ne touche pas à cela, ce qui ne l'affecte pas profondément dans le défi comme dans le processus, chaque fois(52).

 

Ces jours-ci

Le Mur de Berlin est tombé

Ceausescu a été exécuté 

après une parodie de procès

(le lynchage eût été moins vil)

Samuel Beckett est mort

Je continue à perdre du temps

27.12.89

  

***********

 Je trouve dans le Littré cette définition dont le détournement est bien tentant :

 

           "EXECRATION:

           (...) 4. Terme ecclésiastique. Lorsqu'un lieu saint est pollué par quelque accident, on dit qu'il y a exécration, c'est-à-dire perte de consécration, et il faut à nouveau le consacrer."

 

PRIERE

Gabriola, lieu inverse.

Lieu SAINT de l'accident miraculeux. 

Mon Dieu,

Guidez-nous vers Gabriola.

Ne nous laissez pas échapper à la tentation, mais

délivrez-nous du Mal. Amen. 

De Gabriola nul ne revient.

The nearest place is Desolation Row. Mais de Gabriola

coulent l'huile d'olive, le sperme étoilé, la merde de bécasse 

sur ses deux rives de toasts aux noix.

Devant : l'archange Gabriel à la voix trompeuse.

C'est une terre d'immortalité, merci mon Dieu.

Une terre d'enfance où nous croisons Artaud, 

Le pampre au front, le scalpel au poing. Les dan¬seurs.

Mais où Céline et Ezra Pound, JAMAIS.

La Jeune Fille Violaine parle doucement à Roméo.

 

 5/ SAINTETE (Courage de la)

ou : "L'homme déchiffre la sentence avec ses plaies."

Franz Kafka

 

Ces conditions que j'énonce péniblement (plus le texte dure plus il semble vain), je ne sous-entends pas que je sois jamais capable de les rencontrer. 

Davantage un inventaire provisoire des limites et des incapacités. Comme pour dire : c'est plutôt par là ; ou encore : ce qui a été (et donc, nous savons que cela peut être) adviendra encore, au prix de la différence(53).  

 

C'est à TOI que j'écris !

C'est à TOI que j'écris !

C'est à TOI que j'écris !

 (moi qui n'écris jamais)

 

*************

28 décembre 89

une lettre d'un an, jour pour jour

 

 

Saint = signe-vivant

Nous ne sommes pas des saints, nous ne pouvons pas le devenir. C'est, par nature, impossible, puisque nous sommes des artistes et, en particulier, des gens de théâtre et des comédiens. Mais nous avons des responsabilités comme signes, nous aussi.

  Pourtant, la comparaison, voire le rapprochement, des deux états (artiste/saint) a beaucoup été tenté. Elle ne paraît possible que sous un seul rapport : celui d'un dévouement sans limites à répondre à une injonction impérative et définitive, un appel. L'artiste véritable ne peut pas s'échapper. La vocation de jouer, d'écrire ou de peindre, on ne s'y dérobe pas sans cesser d'être ; elle n'a rien à envier à son homonyme religieux au regard de l'exigence totalitaire. Et ce n'est pas là résidu de conception romantique, c'est là sous nos yeux dans les faits, d'Homère à Thelonious Monk.

 La violence de l'exigence a porté certains artistes si loin que leur humanité en a été affectée, parfois définitivement. Suicide, folie, mutisme. Ils sont nombreux. Il n'est pas jusqu'aux artistes du souverain équilibre, tels que Bach, dont l’œuvre et la vie ne portent cette blessure du combat avec l'ange. Et tout cela encore rappelle l'épreuve des saints, dans leur chair. Jusqu'au point où la postérité – cela peut même se produire de son vivant – confère à tel artiste un état proche de l'icône humaine : emblème et force d’intercession. Rimbaud en est l'exemple le plus clair qui illumina littéralement des génies aussi féconds et divers que Claudel, Brecht et Henry Miller.

 La comparaison est encore plus tentante avec l'acteur, puisqu'il n'a – seul entre les artistes – que sa chair et son esprit pour instrument. Lui-même. Et pourtant, s'il joue : surtout pas lui-même... Ce paradoxe créateur aussi renforce le parallélisme des deux états. Et, tout comme les fidèles aiment 'leurs' saints, nous finissons par aimer certains grands acteurs, alors que les uns comme les autres ont vécu en témoignage d'un au-delà de leurs personnes. L'acteur en scène est bien signe-vivant, et de tellement plus que du personnage qu'il incarne, que du poète qu'il déclame, que de la fable même qu'il joue(54).

  Ici s'arrêtent les points de comparaison possible.

  Cette loi cruelle est aussi un fait. Mise hors la loi des artistes. La radicalité de l'exigence artistique autorisait la comparaison avec la religion, elle est aussi la raison de son exclusion ou de sa mise sous tutelle(55).

 Le saint fait de sa personne un don sans limite, ainsi fait aussi l'artiste véritable. Mais ce don du saint est avant tout service de Dieu, c'est-à-dire, selon nous, dans les actes qu'il pose, service d'une interprétation donnée du monde. Au fond : un statisme illuminé. Il n'en va pas ainsi de ceux qui travaillent dans les formes, les artistes. C'est dans le processus, dans la gestation des formes, qu'ils découvrent au fur et à mesure le monde. On a osé dire : qu'ils l’inventent ! En tout cas, par cela, qu'ils l’ébranlent dans son état présent, son état légué.

 

Si cet ébranlement n'est jamais du goût de l'Ordre il n'en est pas moins indispensable à l'évolution des formations sociales. D'où ces situations complexes entre la proscription et l'intégration des artistes, tant de la part de ceux-ci que du Pouvoir(56). Staline téléphonant personnellement à Boulgakov, ou proclamant Maïakovski le plus grand poète soviétique alors que…

  C'est bien l'art de l'acteur le plus voisin mais le plus étranger à la sainteté. Lui qui ne peut consentir à ce don de sa chair, au prêt de son âme, qu'en se réservant toujours une distance intérieure.

En lui tout est scandale. D'abord pour la religion et on comprend parfaitement l'excommunication ancienne. Si tout artiste est dangereux, rival du créateur, tenté comme le Malin par la subversion de l'existant, on peut cependant l'amener à la célébration divine, le musicien d'abord, et l'architecte, et même le peintre, bien qu'au prix de grands malentendus. Mais le comédien est pur scandale puisque l'instrument est le tabernacle de Dieu lui-même : la créature humaine, et qu'elle ne peut exercer son talent qu'à feindre ce qu’elle manifeste, bien qu'avec toutes les apparences intimes du vrai. Blasphème absolu. Le peintre dessine Judas, le romancier l'imagine, mais l'acteur lui donne son visage, sa salive, son rire. Et il faudrait croire, de surcroît, qu'il n'en est pas affecté, que c'est pur métier, que son âme n'y paye aucun noir tribut ? Mais c'est encore pire alors. 

Quelle espèce de monstre êtes-vous ? VADE RETRO. Le comédien interrogé ne dit presque toujours que des banalités affligeantes sur son travail, c'est normal, il a quelque chose à cacher, jusqu'à lui-même, s'il veut pouvoir continuer(57).      

Dans cette société laïque-jouisseuse-amnésique, dans cet énorme super-marché de la mort douce qui organise sa propre contestation factice, qu’est-ce qui nous vaudrait encore l'ex-communication ? Ceci : être une entreprise expérimentale au sens premier du terme. En tout ce que cette lettre connote à cette définition. 

Un temps donné d'expérimentation, ça, on vous le pardonne encore. Mais qu'il ne soit pas justifié par l'exploitation systématique de ses découvertes dans la production courante, qu'il ne veuille se poursuivre qu'en déplaçant toujours son territoire, c'est évidemment infantile, ridicule, impardonnable. 

L'excommunication est aujourd'hui différente, mais elle n'a pas changé dans ses effets.

L'excommunié était au ban de la société, sa vie quotidienne devenait impraticable. 

Pour nous maintenant les cas sont rares de persécution immédiate. La sanction est plus simple : pas d'argent et pas de reconnaissance (on aurait dit jadis : pas de gloire). Et c'est tout aussi mortel que d'être éloigné des sacrements au moyen âge. C'est déjà difficile, certainement, pour un poète dans ce cas, mais pour un acteur... C'est littéralement invivable. Et c'est aussi simple que je le dis. Nous recevons un peu d'argent quand nous proposons un spectacle, un peu plus depuis que nous en avons fait deux qui se rapprochaient davantage des normes usuelles, mais depuis dix ans que chaque année nous réclamons de l'argent pour chercher nous n'avons pas eu un centime. Depuis dix ans nous gagnons tous notre vie essentiellement hors du GROUPOV. Bien d'autres sont morts sans bruit de ce simple fait. Et quel acteur peut supporter de ne pas affronter le public, de n'être pas reconnu, de voir passer sa jeunesse, sa beauté, ses espoirs fous, sans que rien d'autre que le ghetto misérable comme perspective ? Cela suffit à détruire. 

Molière fut persécuté jusque dans ses funérailles, mais on jouait ses pièces. Les comédiens italiens déployèrent mille ruses (et souffrirent aussi énormément) pour pouvoir jouer et, en dépit de l'Eglise, ne cessèrent de le faire, car le public et les puissants les désiraient(58). Aujourd'hui la lobotomisation généralisée partie des USA envahit la planète au Nord de l'Equateur : le public ne désire pas, il régurgite. Il n'y a plus besoin de Mc Carthy. Pour le Wooster Group à New York une salle de cent personnes est suffisante. Tous les grands ar-tistes américains que nous aimons ou admirons, y compris Wilson, ont fait leur succès en Europe et non chez eux d'abord. Maintenant que le démon et les écrans bleus travaillent l'Europe depuis deux générations, où irons-nous ? 

Au milieu de la rivière et à contre-courant(59). 

Je ne crois pas à la valeur aujourd'hui de l'attitude habile de Warhol, pas maintenant. Subvertir par la subversion même de la consommation et de la mode, il a trop bien montré lui-même dans les vingt dernières années que c'était un espoir surfait. Et puis aucun d'entre nous n'est doué pour ça, quant à l'endroit... 

Il reste donc à trahir gentiment : entrer par la coulisse des publicitaires et mettre en scène la fête nationale, jeter les trouvailles à pleines poignées sur la morbidité de l'opéra, monter le premier un auteur inconnu dont la rumeur s'annonce, etc. Solution réservée à qui pourrait le faire, et le succès ne récompense pas toujours la trahison.

 

 

Sinon, ma sœur,

où irons-nous ?

Sur la Troisième Rive du Fleuve,

au milieu et à contre-courant.

 

La bande enregistrée qui accueillait les invités de notre premier spectacle disait notamment notre choix "de parler au petit nombre", et le disait accordé tant à la situation du théâtre aujourd'hui qu'aux temps troublés qui conduisent à la troisième guerre mondiale.

Cette lettre refonde pour moi ce choix aujourd'hui.

Parler au petit nombre, par état, par vérité, mais en lui parlant « comme » au monde entier, et même par delà des temps, dans la communion des saints. Les pyramides disparaîtront, et tous les livres, et les films déjà se dévorent eux-mêmes dans leurs boîtes de fer, notre parole et nos gestes meurent dans l'air d'un soir, ce n'est pas si différent.

            S'ils s'inscrivent pour toujours dans le cœur d'un être humain, qui sait ce qui peut en advenir ? 

Nous ne sommes pas nombreux mais nous ne sommes pas seuls.

 Bien qu'il n'emploie pas le terme en parlant de la petite flottille qui rame éperdument au milieu du fleuve, Barba les constitue dans ce récit en signes-vivants, tous ces artistes du tiers théâtre. Ce n'est pas pour notre art même que la sainteté peut servir d'exemple, j'ai dit cette impossibilité, mais dans le signe-vivant de ceux qui refusent, offrent, travaillent, ébranlent, immolent, en eux-mêmes d'abord et dans leur rencontre totale avec "le petit nombre"(60).

            Car cette attitude est un signe pour d'autres, et nous avons cette responsabilité de l'affirmer ou de le déserter, indiquant donc par là que ce rêve était fou, illusion dangereuse, et que c'est le système dominant qui s’impose le plus rationnellement. Les gens qui nous aiment, sans que nous soyons allés les chercher, et même seulement ceux qui « s'intéressent » à nous, c'est par la grâce du spectacle, certes, mais tout autant d'une différence qu'ils perçoivent, du désir qu'ils ont qu'existe un lieu différent, voire du désir qu'ils ont de vérifier qu'un tel lieu qui les fascine n'existe pas. 

Nous ne sommes pas des saints, mais notre pratique témoigne. Si peu que ce soit c'est notre responsabilité. Il y a l’œuvre, il y a la vie, on sait bien qu'elles ne pèsent pas le même poids. "Les chants des hommes sont plus beaux qu'eux-mêmes" (Nazim Hikmet). Mais l'ensemble : vie et création, nous pourrions l'appeler la pratique. De notre pratique nous sommes responsables, elle témoigne. 

C'est pour cela que le courage nous est nécessaire. Sainteté (courage de la). Pas plus que de génie nous n'avons de courage à suffisance tout seuls. Nous ne sommes pas assez monomaniaques pour cela, comme Beuys par exemple.

(Que Sa Mémoire soit honorée).

Je n'ai pas, moi, eu assez de courage jusqu'ici. Nous n’avons pas toujours serré les coudes comme il convient aux frères et sœurs de l'Armée des Ombres, la résistance.

Chacun a été trop économe de sa sueur et de sa peine. Qui lit, écrit, étudie, travaille, découvre, à hauteur de ses possibilités ? On requiert davantage des écoliers.

Le courage de la différence et du travail opiniâtre, voilà mon vœu et ma résolution s'il est une prochaine décade. 

Au moment de conclure cette lettre, ô Bien Aimée, moi qui dois tant à tant d'autres, moi que ne suis peut-être que celui qui garde certaines paroles, je voudrais déposer dans ton cœur trois présents précieux, trois diamants qui blessent à enchâsser dans leurs blessures : 

Rimbaud : "la vraie vie est ailleurs."

 

Filliou : "L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art."

 

Müller : (citant Genet) "L'unique chose qu'une œuvre puisse accomplir c'est d'éveiller la nostalgie d'un autre état du monde. Et cette nostalgie est révolutionnaire. "

 

Dans leur éloignement et leur recouvrement elles s'éclairent l'une l'autre ces paroles qui signalent que, par instants, on peut être juste, être justifié, travailler dans la vérité. Quelques instants seulement et c'est déjà mi¬racle dans ce monde écrasé par l'indifférence de la matière, ce que nous appelons le Mal, et dont la vérité n'est qu'un éclaircissement fugitif.

à Liège,

Jacques Delcuvellerie, dit Jack.

 

 


(1)Traci Lords star mythique du cinéma « X » des années 80.

(2)Bargainstore (le magasin d’occasions), chanson de et par Dolly Parton.

(3)Et, un an plus tard, trois nominations aux « Eves » du théâtre : meilleur acteur, meilleure actrice, meilleure mise en scène, et la récompense pour François. Tout cela nappé d’une large couche d’incompréhension. 

(4)Je crois, avant de la trouver dans « Comment ça se passe », que tu m’as écrit cette phrase dès l’été 1982.

(5)Ton texte « EliElieLamaSabactani » appartient lui aussi à l’exception. Lulu s’y comporte comme le véritable nouvel indien, dont la définition modeste (tiens ! un acquis de ces années obscures) touche à la sainteté laïque : un être désaproprié qui dit « Je ».

(6)Que dirait Bertolt Brecht en découvrant aujourd’hui qu’il n’a pratiquement plus de destinataires pour ce poème…

(7)Nous ne sommes pas seuls bien sûr à poser ces questions. Encore que de plus en plus rares en ces termes. Il y a des « zones frontières », par exemple avec Joseph Beuys dans « Par la présente, je n’appartiens plus à l’art », éditions de L’Arche.

(8)Cf. Joseph Beuys, opus cité, p.46 (où l’on perçoit Auschwitz mais aussi davantage et même pire (c’est possible, oui, c’est en marche)).

(9)Pourquoi ceux qui ont accepté la perte de centralité du théâtre sans souffrance apparente, en tout cas sans mise en jeu de cette perte, m’ont-ils toujours parus superficiels, alors qu’ils sont en plein dans notre présent sans mémoire ? Peut-être parce que tout le présent ne semble m’offrir de sens qu’en souffrance d’une dette irremboursable.

L’Occident a certes un petit avenir, celui dont il contamine tous les peuples de la planète, et qui m’est parfaitement odieux. En même temps : impossible d’accepter comme forme de libération les résurgences archaïques intégristes de tous bords. Quant à ces fameux « métissages » culturels, ils séduisent d’abord mais s’épuisent rapidement dans la facile conjugaison de « différences » déjà bien réduites. Ils ne se sont pas montrés jusqu’ici porteurs d’autres germes que leur propre plaisir immédiat.

Des mulets. La seule, l’énorme exception, la naissance du Jazz au tournant du siècle. Mais quel prix pour cette incubation de deux siècles, inaugurée dans un acte d’une brutalité antique (la traite des noirs) ! Sur l’ensemble du globe, ce sont les différences fondamentales qui s’estompent – pour le meilleur et pour une très probable contrepartie de pire. Créer un déplacement aussi insensé que celui du « bois d’ébène » ne semble plus à la portée d’aucune force tyrannique. Le métissage envahit tout, les difficultés résistantes, archaïques, sont circonscrites, résiduaires, mesurées. La bombe atomique elle-même s’intègre au paysage. La peur devient citation d’elle-même. Le sentiment du tragique est la dernière obscénité des sociétés aux poubelles débordantes. Je HAIS ceux qui font le jeu séduisant de la confusion généralisée. Nous avons encore obscurément la certitude qu’ils sont les serviteurs d’un démon d’autant plus puissant qu’il n’a plus de nom (Dieu, Capitalisme, Totalitarisme, sont devenus des gargouilles de journalistes). Le Théâtre à venir reste peut-être celui d’un exorcisme. Le cinéma de masse ne pourra jamais que vendre le démon (même et surtout quand il prétend pouvoir le nommer). Au théâtre, par la chair de l’acteur, l’exorcisme historique reste un programme honnête.

Et je crois que la « mise en scène » a de moins en moins de pouvoir sur ce terrain, mais bien plus quelque chose du genre de l’apprentissage.

Des deux grands pôles entre lesquels a constamment oscillé la pratique des maîtres fondateurs du théâtre : l’art de la représentation et la formation de l’acteur, le théâtre et l’école (ou le laboratoire, ou le studio), c’est le second qui s’affirme plus que jamais le lieu de la résistance, de la différence radicale d’avec l’ensemble des pratiques et des théories artistiques existantes.

(10)Très précisément comme le claironne léger Anne Wiazemsky dans le film « Vent d’Est » du collectif Dziga Vertov (alias Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin).

(11)Je pourrais, en fait, pour ce point-ci, renvoyer au recueil des Erreurs choisies d’Heiner Müller. Je n’en retirerais que le cynisme hautain et parfois morbide, un peu insultant dans sa délectation.

(12)Il y a dans l’axe Paris-Berlin un code normatif très précis de l’esthétique recevable dont Peter Stein est en quelque sorte le symbole, comme le sommet.

(13)Je ne connais pas d’artiste fondateur qui, de sa dette avouée-conçue, n’ait pu faire son profit. J’ai, pour ma part, tenté une part de travail d’aveu en même temps que de définition de sa différence dans la reconnaissance due, dès 1980 pour le GROUPOV, avec le texte sur Grotowski « La dette et l’intérêt ».

(14)J’excepte évidemment les saints que nous honorons : le Squat, le Wooster Group, etc.

(15)Cf. Kurt Vonnegut Jr : « Le Breakfast du Champion ».

(16)« En Europe de l’Ouest, l’histoire n’existe plus. Ce concept européen de l’histoire est fini (…). La question est tout simplement : comment conserver, ne pas perdre ce qu’on a. L’Ouest ne se préoccupe que de cela ». (Heiner Müller, « Erreurs choisies » p.46-47). Sur les dangers aussi d’une société qui refuse la lutte, le bouleversement, le déchirement du passé et de l’avenir, pour sacraliser la jouissance du présent et proclamer la stabilité de son système comme seul horizon, il y a quelques pages bien senties dans le « Brave New World » de Huxley, et aussi dans sa préface. Cette intuition que cette dictature soft mais impitoyable a pour opposé rigoureux l’univers tragique s’illustre joliment dans le fait que le « Sauvage » du roman est entièrement nourri de Shakespeare qu’il cite à tout moment.

(17)Les conflits mondiaux n’ont été jusqu’à présent que des guerres d’impérialismes capitalistes pour le partage des ressources mondiales. Il n’y a jamais eu de guerre mondiale entre capitalisme et communisme et on n’en prend pas le chemin. La participation des communistes s’est jusqu’ici inscrite comme soutien ou leadership dans des guerres de libération nationale localisées. L’évolution gorbatchévienne accentue le danger de guerre entre impérialismes à visée mondiale et celui des guerres de libération nationale dirigées par des réactionnaires.

(18)Il y a la poignée d’otages recroquevillés dans leur solitude au fond des caves bombardées à Beyrouth, dévorés à l’usage des médias. Mais d’abord les centaines de millions d’Irano-Pakistanais-Afghan-Yankees pasteurisés, crétinisés, tous mollah-rambo minables, dizaines de millions de carcasses grotesques dans les tranchées boueuses, gazées, broyées, castrées, ces morts qui hurlent encore la tête bandée de phylactères sanglants : « Et cum spiritu tuo » au « Dominus vobiscum » de Jean-Marie Le Pen suant une saucisse de Frankfort par chaque pore (TOUS CREVÉS, ASSASSINS !) sous le regard indigné-complice de l’Occident, qui leur a vendu les armes et les motifs.

(19)Les démocraties avaient montré ce dont elles étaient capables en 14-18. C’était déjà un effort d’extermination sans précédent, et là – sans discussion possible – des sociétés « civilisées » les plus développées du monde. En 40-45, les fascismes aidèrent à faire mieux. Si ceux-ci se posèrent en adversaire de la démocratie, ils étaient bien issus de la même formation sociale et ne la modifièrent pas fondamentalement. Ces régimes furent portés par de profonds élans populaires et même par le suffrage universel. Certains survécurent plusieurs dizaines d’années à la seconde guerre mondiale en parfaite coexistence avec la Communauté européenne et les USA.

(20)Ce rêve, transposé aujourd’hui à l’Europe de l’Est et à l’ensemble du Tiers monde, ressemble à s’y méprendre au rêve colonial : jouir de tous les bénéfices de l’exploitation en même temps que les peuples colonisés deviendraient progressivement capables de consentir « librement » à leur participation à notre système. Les pétards des « terroristes » de 1970 furent seuls à secouer cette torpeur et on comprend que ce crime impuissant fût réprimé avec une énergie extrême. On était, comme avec les sorcières, non dans le réel – c’est-à-dire la guerre – mais dans le symbolique et il y fallait l’hypnotisation populaire et le bûcher expiatoire. 

(21)« Peut-on encore désirer la Révolution ? Voilà en tous cas une question très privilégiée, posée d’un point de vue ou à partir d’une position très privilégiée » (H. Müller, op. cit., p47).

(22)Je cite Sollers car la différence entre « Paradis » et les œuvrettes ultérieures illustre clairement mon propos. Ne parlons pas des autres. A ma connaissance, le seul écrivain de langue française depuis Beckett, non pas fondateur mais tout au moins singulier, c’est Pierre Guyotat. 

(23)Dans l’article déjà cité, Bernard Dort écrit très justement : « Que faire de Brecht quand on a, je ne dis pas révoqué le marxisme mais renoncé à toute conception d’une « pensée intervenante » ? Quand on n’estime plus qu’il soit possible et/ou nécessaire de changer la société et le monde : quand la pensée ne s’assigne pas pour tâche de dégager les virtualités d’un tel changement ? Dans l’une de ses dernières interventions (une communication écrite pour le «Cinquième entretien de Darmstadt sur le théâtre, en 1955), Brecht soutenait que pour pouvoir être « restitué par le théâtre », il fallait que « le monde d’aujourd’hui » soit « conçu (et, ajoutait-il « décrit ») comme transformable ». (…) Or, l’idéologie dominante actuelle, à la différence de celle des décennies précédentes, doute de cette « transformabilité », quand elle ne la récuse pas. Dès lors, à quoi bon Brecht ? »  

(24)Ex : le livre haineux et imbécile de Scarpetta sur Brecht.

(25)ICS : Impérialisme Centriste Sécuritaire : – Impérialisme : car c’est son fondement, son essence. – Centriste : car c’est un impérialisme diminué, encore puissant mais non triomphant et exigeant. Il est l’état de fait d’un monde partagé et où l’Europe n’ambitionne plus de régner sur le globe. Dans cet état de confort (précaire) les contraires s’estompent et la recherche d’un consensus dans la lecture des extrêmes prédomine. – Sécuritaire : « Faites que ça dure », et c’est tout.

(26)Comme on va le voir, le fait que la « révolte », en soi, rejoigne la raison, soit fondée en raison, n’entraîne pas qu’elle s’exprime dans l’ordre du « raisonnable ». C’est tout le contraire.

(27)Beuys a tenté un accord plus complexe – et qui étonne d’abord – entre ce qu’il nomme : « La notion d’être vivant, celle de révolutionnaire et celle de sculpture sociale » (cf. « Entrée dans un être vivant », op. cit., p.44). Sa synthèse dépasse la notion d’artiste pour assigner celui-ci à un état de révolutionnaire proche du saint (ou du nouvel indien ?) au service d’une transformation écologique des rapports même du monde.

(28)A cet égard, Eric me fut toujours précieux, autant qu’au GROUPOV dans son ensemble. Son apparent « détachement », la différence de ses sources, introduisirent toujours quelques salutaires perturbations aux dogmatismes naissants. Le malentendu même, pour certaines de ses contributions, fut stimulant. Mais quand, grâce à Eric, j’essaie de saisir mieux la pensée de Gregory Bateson, cette bousculade et cet élargissement du champ exigu de mon entendement ne réduisent en rien ma FIDELITE. L’humanité semble si loin de Bateson, n’ayant – dans son immense majorité – pas encore accepté la leçon de Galilée, que la révolte s’en fortifie d’autant, en même temps qu’elle se prémunit mieux des réductions dangereuses que la rage tend à privilégier. L’étude des sciences est nécessaire à l’intelligence de la Fidélité. Ce n’est, hélas, pas notre point fort.

(29)« Nachlass » (1882-1884), cité par Georges Bataille dans « La littérature et le mal », 1957, Gallimard, Idées, p.57.

(30)Et quand Sade perd son humour, soit on atteint un point d’aveuglement du désir – comme dans la confusion des sens, l’agonie, l’orgasme dans un éblouissement de l’inouï par l’infâme, soit on retombe au niveau le plus plat, comme dans son théâtre où, privé du désir de l’impossible, on reste collé au mensonge du mélodrame et des grands sentiments. Je rappellerai comme un signe – bien que symptomatique jusqu’à la caricature – qu’il écrivit et se démena pour faire jouer ces pièces tissées de clichés socio-psychologiques du temps, dans ses périodes de liberté. Tandis que son grand œuvre est né dans la solitude atroce et exaspérée des prisons. « Décalage » ?

(31)Particulièrement aimée aussi cette citation, car je la tiens de Julian Beck. Ignorant de son contexte, il devient tentant d’en faire la quintessence du travail artistique. Quant à la mort prématurée, qui ne peut s’y retrouver ? On a envie d’y inclure les astres. Artaud, lui, y enterre l’art et les hommes, dès avant son époque (« Il n’y avait déjà plus de théâtre quand nous nous connûmes… »). Et pour le « rendre compte », quelle meilleure définition de notre pratique idéale ? Loin du constat des scribes comme des chimères narcissiques, elle rejoint le « montrer comment sont vraiment les choses » de Brecht. N’est-ce pas là, en vérité, rendre compte ? Il m’a semblé qu’il y avait là bien davantage que témoigner, dont certains défendraient l’équivalence. A témoigner, tout le monde peut être entendu. Le vertige que la vie même d’Artaud prête à rendre compte disqualifie cette réconciliation. Tous les hommes témoignent, seuls quelques artistes « rendent compte ». Reste mystérieux ce qu’Artaud entend par « un jour » ?

(32)Pas seulement les religions. Toute idéologie qui a su conquérir les masses et les mettre en action a dû fournir sa contribution sur le sens de la mort individuelle (Cfr., par exemple, « A la mémoire de Norman Bethune » de Mao Tsé Toung : « Tous les hommes meurent mais toutes les morts n’ont pas le même poids… »). Je parle dans cette lettre de morale du tragique et de sentiment de l’urgence. Au début du GROUPOV, ces termes étaient inversés. Ou plutôt il serait abusif de parler d’une morale mais davantage d’un sentiment-du-tragique-dans-l’urgence. Nous n’en sommes jamais sortis. Autant – bien sûr – par tempérament que par raison. La meilleure illustration en est peut-être « The Show Must Go On » qui se présentait comme une tentative de son dépassement. Mais nous ne choisissons pas notre assignation. Comme Sade, c’est du lieu même de notre impuissance qu’il nous faudrait ébranler les limites du monde. J’en trouve un soupçon dans des citations qui circulaient à nos débuts comme : « Faire de la maladie une arme » (Sartre), ou, concernant le jeu et la scénographie : « Avec ce que nous avons, faire avec… ».

(33)Délia me rappelle qu’à la fin d’une répétition du deuxième spectacle, avant de partir pour Bruxelles, Eric lâcha d’un ton méprisant : « ça devient bandant, ça me dérange beaucoup ». Sur la perte de la transgression érotique, en revanche, il y eut travail.

(34)Que ce fût désir de meurtre, de mourir, ou de porter le deuil. A part nos expériences à Ans, je trouve des traces de ce désir dans un texte d’Eric de 1980 « Remarques en vrac » : « Il y a de la folie criminelle dans l’air… » etc. Plus tard, en conclusion de l’interview qui conclut le mémoire de Benoit « Entre vertige et vestige » sur le deuxième spectacle, Eric, citant Freud, évoquera l’ambivalence du travail de deuil, réparation culpabilisée du désir de faire disparaître, d’enterrer. 

(35)On pourrait ergoter sur « œuvres singulières – œuvres fondatrices ». Des œuvres bouleversantes et qui exercèrent une influence importante, ne paraissant pas pour autant fondatrices comme celle de Rimbaud. Je n’insisterai pas (Malcolm Lowry, Allen Ginsberg, Fernand Léger, Federico Fellini, etc.)..

(36)Souviens-toi : « Tu sais plus que tu ne sais. Il y a plus en toi, acteur (et c’est la meilleure part) que ce que tu peux tenter d’en dire. Le problème n’est donc jamais de « dire » mais bien de « chevaucher le tigre », c’est-à-dire d’inventer au fur et à mesure les règles de maîtrise de ce qui nous mène et qu’on ne connaît pas, et qui pourrait vous détruire, qui doit risquer de vous détruire, et qu’on surpasse sans cesse. Il y a dans la mémoire de tes muscles et de tes nerfs une part unique de « l’âme historique » présente ». (« Les hommes racontent des histoires », Alternatives théâtrales n°27, p25).

(37)L’expression donnée par Eric à notre travail date sous cette forme de mai 80, mais dès avant la fondation du GROUPOV, sur la première esquisse du projet, je définissais ainsi son terrain : « LES RESTES, Atelier permanent ». La permanence se vérifie, l’Atelier c’est à nous de le faire (de le transmettre ?). Il s’agit d’un lieu ou d’une conjugaison d’alchimistes.

(38)Et reviennent en sourdine les leitmotiv : le prix à acquitter pour qui se permit cette saillie ou seulement la désire… Et quel prix pour celui dont l’art fait instrument de sa personne même, l’acteur.

(39)Cf. encore Huxley

(40)Au premier rang desquels Sollers, avec son casanovisme de bazar (magnifique courage, aujourd'hui!).

(41)Il y faut naturellement une sacrée dose de psychotropes. Cfr. l'article que tu m'as passé et que je joins en annexe ("L'homme sous perfusion" annexe IV), on dirait une actualisation impeccable des cachets de 'Soma' absorbés dans le roman de Huxley. La permissivité-banalisation ne guérissant de rien, la guerre n'étant plus là ou sans exorcisme, on doit s'attendre à de sacrés chocs en retour.

(42)Cf. son commentaire troublé d'un des plus étranges dessins des grottes de Lascaux.

(43)Pour jouer un peu : classeriez-vous Tchekhov dans les artistes de l'urgence ?

(44)Aussi nommées, au début, avec donc une inconséquence intentionnelle: des 'vertus'.

(45)Communisme, rappelons-nous quand même: société sans classes, sans propriété privée, sans Etat,... régie selon le principe de : "Chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins..." Olé!

(46)Airs connus. du "Norman Béthune" de Mao au poème idéal de b.b.: "A ceux qui viendront après nous..."

(47)J'ai dit tout à l'heure, parlant d'images qui circulaient jadis, qu'elles nourrissaient ce sentiment autant qu'il les produisait. C'est délicat de déterminer si c'est le sentiment irrépressible qui dicte le cadre de travail adéquat à son entretien et son expression. Dans cette dialectique entre la motivation et le travail, de nouveau on ne choisit pas. Aujourd'hui le sentiment de l'urgence s’étant affaibli, c'est par le désir de certains défis, par un cadre de travail accordé aux conditions citées, que nous pouvons réveiller l'énergie émotionnelle, genre URGENCE, à quoi les convictions intellectuelles ne suffisent pas.

(48)Encore que le désir de "serrer dans ses bras la beauté qui n'a pas encore paru au monde" ose rarement se déclarer avec la netteté de cette ambition juvénile. En tout cas au théâtre, il fut souvent question pour de grands précurseurs de retrouver quelque chose d’oublié, d'enfoui, d'occulté, d'originel. Ruse ou obligation particulière de l'art théâtral ? Je rappelle que le GROUPOV ne s'est pas constitué comme un collectif de théâtre, qu’il est même né dans l'affirmation d'être un autre lieu. La majorité de ses membres étaient du théâtre et toujours l'acteur et l'acte 'hic et nunc' furent centraux. Mais mon rêve a toujours été que nous soyons un jour au théâtre ce que Beuys fut à la sculpture. Ailleurs. Just a dream.

(49) Et non : par soi-même.

(50)Cf. mes « Notes sur la question du texte », inédit Groupov, 1985.

(51)L'enfance : l'âge même des épreuves puisque temps des premières fois, de l'inaugural (nostalgie de), le temps idéal où l'on a une chance de s'en tirer mais où l'on n'est pas 'prêt'. Chevauchement du tigre. Tout mon article "Le Jardinier" repose sur l'épreuve comme constitutive de l’art de l'acteur.

(52)A parler d'expérience on ne peut donc parler que de sa propre épreuve, la prochaine pour moi est « Trash » (Cf. annexe VII). « Trash : Le cul parlé des femmes dans la rédemption simulée d’Andréas Baader ». Epreuve intime du cerveau, viol.

(53)Devenir différents. Sans cesse. Précepte des débuts du GROUPOV : « Nous ne créerons pas quelque chose de nouveau sans devenir nous-mêmes différents... » A vivre tous les jours, il y a une limite. Rimbaud a préféré s'arrêter radicalement, Bob Dylan fait encore des disques...

(54)Ce dont le comédien en scène est signe vivant, on devrait y consacrer une somme. Son époque, sa société, sa classe, etc. Mais d'abord : du fait que nous sommes cette incongruité de la nature : un esprit dans un corps, ce dont nul art ne rend compte comme celui de l'acteur 'hic et nunc'. Ame insaisissable dans un corps inaccessible, mais manifeste.

(55)On sait les difficultés particulières et les solutions parfois géniales des artistes qui voulurent inscrire leur création dans le cadre préconçu et contraignant d'une croyance.

(56)J'entends donc ici par 'artistes' ceux dont le travail dans les formes ébranle le sens présent du monde et – on l'espère – jusque dans sa vision des fins dernières, si peu que ce soit.

(57)Etonnamment ta définition du « nouvel indien » : « Un être désapproprié qui dit ‘Je’ » peut servir aussi bien au saint et au comédien jouant.

(58)Cf. « Le secret de la Commedia dell'Arte », Schino et Taviani, traduction Yves Liebert, Editions Contrastes/Bouffoneries, 1984.

(59)Cf. l'article d'Eugenio Barba : « La troisième Rive du Fleuve » (Annexe VIII).

(60)Cf. encore Eugenio Barba « L'ombre d'Antigone » (Annexe IX).