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Le hiéroglyphe humain tend à s'effacer - 2015



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Auteur : Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : L’acteur face aux écrans. Corps en scène, dirigé par Josette Féral. Collection Les voies de l’acteur. Editions L’Entretemps – Paris 2018.
Date : 2015

Le texte est paru dans : L’acteur face aux écrans. Corps en scène, dirigé par Josette Féral. Collection Les voies de l’acteur. Editions L’Entretemps – Paris 2018, actes du colloque Corps en scène, l'acteur face aux écrans, qui s'est tenu à Paris les 3,4 et 5 juin 2015 - La Sorbonne Nouvelle et Université du Québec à Montréal (UQAM)

 

 

 

LE HIÉROGLYPHE HUMAIN TEND À S’EFFACER (1)
Jacques Delcuvellerie,
metteur en scène


     La proposition thématique de ce colloque « L’acteur face aux écrans » renvoie nécessairement à la question de la présence humaine vivante et expressive, sur scène, ici / maintenant.
    Dans le phénomène complexe de la représentation, cette présence réelle et sa relation au spectateur dans un même espace-temps partagé semblaient jusqu’ici la spécificité même du théâtre.
    Ce que « les écrans » (et les nouvelles technologies en général) modifient dans les pouvoirs et les caractéristiques de cette présence toucherait donc à l’essence même de la théâtralité en tant qu’expression artistique.
    C’est bien sur ce terrain, nous semble-t-il, que nombre d’interventions ont porté jusqu’ici. Les « écrans » ouvrent-ils de nouvelles potentialités à la présence actantielle ? Ou, au contraire, tendent-ils à amenuiser son rôle ? À l’altérer ? À en changer la fonction ? À l’instrumentaliser ? Voire à rendre superflue cette présence... ?
    Nous avons entendu défendre ces différentes positions, jusqu’à la plus radicale : que l’acteur (cet archaïsme) disparaisse, bon débarras !
    Ce texte voudrait partir d’un autre point de vue : quelles que soient les options citées ci-dessus, – et leurs variantes –, elles admettent toutes implicitement qu’il y a bien, de nos jours, une réelle présence actantielle dans les représentations théâtrales. On examine, sur cette base donnée comme allant de soi, dans quelle mesure et avec quels effets les « écrans » en changent la nature ou les manifestations.
    Or, du point de vue du Groupov, ce préalable admis comme d’évidence : la réalité de la présence actantielle, pose question.
    Certes, sur les scènes d’aujourd’hui, quels que soient le genre et la qualité, du spectacle le plus éblouissant au plus médiocre, on voit bien en activité des êtres humains dans la fonction d’acteur. Le spectateur y jouit donc du plaisir de cette relation singulière qu’offre l’expression théâtrale. Il en jouit... jusqu’à quel point ? Quels sont le degré d’intensité et la profondeur de ce qui s’échange effectivement là, chez l’acteur, comme chez le spectateur ?
    Dans une très grande majorité de cas, cette intensité est si faible, la nature de la relation si anecdotique et superficielle, qu’on est en droit de s’interroger sur le fait de savoir s’il s’agit bien de la même forme artistique de relation qui a généré la tragédie grecque, le théâtre élisabéthain, le nô, la commedia dell’arte ou, plus près de nous, le Berliner Ensemble de Brecht ou le Théâtre Laboratoire de Grotowski.
    Ne nous méprenons pas. Il ne s’agit pas du tout, ici, de la différence qualitative entre
« bon » et « mauvais » théâtre. Celle-ci semble bien avoir existé dès les origines et à chaque époque. Non, ce que nous croyons percevoir, et tentons d’exprimer ici, c’est le fait d’assister depuis quelques décennies à une modification radicale de la présence actantielle dans sa nature même. Nous la percevons comme un fait, et nous pouvons l’analyser en tant que projet car, en réalité, c’est le projet même de l’acteur en tant qu’artiste qui a changé.
    En matière artistique, c’est toujours le projet qui définit le mieux la qualité de ce qu’on entreprend. La réalisation elle-même peut laisser beaucoup à désirer, mais la formulation de ce que l’on veut atteindre indique clairement le niveau d’exigence, la profondeur ou non des intentions, les valeurs qui en découlent, et par voie de conséquence : la force d’engagement requise, l’originalité et la discipline des méthodes et des formations qui en permettraient la manifestation.
    Partout où est né le théâtre (et ce n’est que dans quelques civilisations), se distinguant aussi bien des aèdes et des conteurs que des rituels sacrés, il semblerait « normal » qu’il ait produit d’abord des représentations assez frustres, encore proches des formes expressives de l’homme quotidien, et qu’il n’ait accouché que progressivement d’un langage scénique plus élaboré. Or, tout au contraire, il s’affirme d’emblée comme une réalité d’artifice hautement sophistiquée, y compris dans les formes embryonnaires puis accomplies de la comédie. D’Athènes à Pékin, le théâtre requiert de l’acteur la manifestation d’un être humain extra- ordinairement « dilaté » (pour reprendre la formulation d’Eugenio Barba), et dans des dramaturgies d’une étrangeté surprenante. La représentation est très souvent en masques ou dans des maquillages à caractère de masque, elle est musicale, chantée, chorale, avec des exigences physiques et vocales hors du commun. Les costumes, les souliers, les postiches, tout oblige le corps à une tenue stylisée et difficile, la voix travaille dans des registres et des rythmes inhabituels, etc. Tout cela exige une formation spécifique et un entraînement régulier – comme encore de nos jours pour l’opéra.
    Qu’il faille jusqu’à un certain point défaire l’être humain ordinaire et le refaire comme vecteur d’une présence actantielle d’exception, ce désir a traversé les siècles sous de multiples formes. Par le titre de cet exposé nous avons évoqué Artaud, on pourrait citer Kleist, Meyerhold et tant d’autres.
    Aussi différents, voire opposés qu’ils soient, le projet de Zéami sur la présence actantielle dans le nô (la « fleur »), le projet de Brecht sur l’acteur dit « épique », ou celui de Grotowski sur « l’acteur saint » sont trois projets qui partagent certaines convictions, par exemple :


- Que l’acteur en scène doit devenir un signe-vivant
- Que le signe-vivant est une réalité d’exception. Elle est extra-quotidienne, au sens littéral elle est : extraordinaire.
- Que l’acteur n’atteint donc pas spontanément à cette présence d’exception. Le « don » n’y suffit pas. L’acteur doit rendre son corps et son esprit aptes à la manifester. Ce qui implique aussi bien d’abandonner que d’acquérir, entraîner, épanouir, des éléments structurels de lui-même.


    Et ces exigences se retrouvent tout autant dans des dramaturgies participant d’une forme de « réalisme » (Stanislavski et ses vrais héritiers (2)) que d’autres où elles semblent d’emblée nécessaires (opéra de Pékin, butô, ou Pina Bausch, par exemple(3)). Avec la tragédie grecque (costumes, masques, voix musicalisées, mouvements d’ensemble, etc.), aussi bien qu’avec la commedia dell’arte, ces exigences allaient de soi. Mais elles étaient encore requises jusqu’à un certain point dans le jeu de Sarah Bernhardt, ou de La Duse. Tous ces vastes publics, bouleversés par elles, ne les auraient même pas écoutées si elles avaient parlé et bougé dans le registre « naturel » du quotidien. Ces exigences étaient sensibles, encore dans les années 1960, dans Mistero Buffo de Dario Fo ou dans ses prestations en solo. Elles participent entièrement du rêve de théâtre d’Artaud, et elles étaient visibles dans certaines créations du Living Theatre (Frankenstein, Paradise Now), dans 1789 et Les Clowns  d’Ariane Mnouchkine, dans le Marat-Sade de Brook, etc., etc.
    Ce qui a changé, c’est que le projet même d’une présence actantielle extraordinaire, non- naturelle (non-quotidienne), le rêve d’un signe-vivant, donc d’une élaboration où le contact avec le plus grand nombre (« l’universalité » si l’on veut, terme ambigu et redoutable), ne s’atteignent pas par l’exhibition du plus petit dénominateur commun aux humains, mais par une manifestation d’exceptionnalité. Ce rêve et ce projet ont été non seulement largement abandonnés mais explicitement rejetés. Sont abandonnés et rejetés, du même coup, les efforts et les travaux de formation nécessaires à un tel accomplissement.
    Pour ceux parmi vous, Mesdames et Messieurs, qui penseraient « oui, bon, le nô, le butô, Grotowski, Helen Weigel, Arlequin, oui, bon, et alors ? Nos acteurs aussi rayonnent de présence, non ? », je voudrais préciser deux choses :
    D’abord que je ne nie pas que de grands acteurs actuels aient pu manifester à certains moments, dans certains rôles, une telle présence. Moments magiques et inoubliables, sauf pour ceux, irréductibles, qui trouvent toujours que « là il en fait trop », et plus le moment est fort, plus on les voit se recroqueviller. Oui, il se produit de tels moments où l’acteur nous arrache au quotidien précisément parce qu’il atteint à un état singulier, non pas de perte de contrôle (au contraire, il dit exactement le texte et accomplit parfaitement sa partition gestuelle), mais, en même temps, il se trouve jusqu’à un certain point hors-de-lui- même. Comme si, comme si c’était quelqu’un ou quelque chose d’autre que lui-même qui se manifestait par sa voix et son corps. Cela arrive. Cependant, ces moments fugaces ne constituent pas en eux-mêmes une dramaturgie.
    C’est notre deuxième précision. Évoquant la présence actantielle comme celle d’un signe- vivant, un hiéroglyphe humain, tel – pour rester au XXème siècle – que Ryszard Cieslak dans Le Prince Constant ou Helen Weigel dans Mère Courage en ont manifesté l’évidence, il ne suffit pas d’une performance d’acteur. Il faut que celle-ci participe d’une dramaturgie collective, un langage commun, une sorte de monde, de microcosme artistique tendant à certains idéaux et régi par certaines conventions. L’une d’entre elles consiste à produire de la théâtralité (donc de la représentation), de telle sorte que la présence actantielle puisse atteindre au signe-vivant. Cela est évident dans les expressions orientales mais également en Occident, bien que de plus en plus rarement. Et cela résulte toujours d’un grand travail approfondi de l’acteur sur lui-même inscrit dans une démarche collective de longue durée. Ce qui fait qu’en évoquant R. Cieslak ou H. Weigel, on devrait aussitôt en citer d’autres. Au Berliner Ensemble, par exemple, la présence actantielle énorme d’Ernst Busch ou d’Ekkehard Schall a atteint au pouvoir du signe-vivant dans plusieurs rôles.(4) .Que des moments de grâce actantielle puissent advenir sur nos scènes ne contredit pas notre sentiment de perte généralisée de projets-monde de théâtre se réalisant avant tout par le corps et la voix de signes-vivants.
    Il est certes des exceptions. Mais globalement, de manière hégémonique, se pratique aujourd’hui sur scène un seul type de jeu – on pourrait même dire : de registre. Celui du « naturel » (entendu comme expression quasi-spontanée) et au plus près possible de « la vie réelle ». Ce qui entraîne, pour ne s’en tenir qu’à la voix et au geste, une effrayante banalité expressive. Il aura fallu plus de deux mille ans pour considérer aujourd’hui comme le nec plus ultra du phrasé sur scène de parler comme dans sa salle de bains ou au bistrot du coin. Là où la forme de la langue et le monde dramaturgique de l’auteur résistent de toutes leurs forces à un pareil traitement (Racine, Shakespeare, Claudel, Beckett...), on n’en a cure le plus souvent.
    Affronté à des écritures rhétoriques ou à des alexandrins en douze pieds stricts avec alternance de rimes masculines et féminines (une forme donc aux antipodes du parler quotidien), un acharnement impitoyable est mis en œuvre pour faire entrer de force ces cyclones verbaux dans le modeste et terne bla-bla de nos conflits ménagers.
    L’acteur actuel renonce ainsi d’emblée à l’expression d’une exceptionnalité qui semblait jusqu’ici sa raison d’être comme fonction sociale, et son accomplissement comme artiste singulier.
    Des phénomènes secondaires manifestent également cette tendance lourde.
   Par exemple : la prolifération ad nauseam des stand-up – un genre où l’acteur en scène triomphe d’autant plus qu’il ressemble davantage à M. ou Mme Tout Le Monde, simplement pourvu d’un plus grand culot, d’un bagout plus fluide et plus coloré et, désormais, d’une basse vulgarité, plus outrée que la moyenne, pouvant encore passer pour un semblant de transgression. Que ce genre ait révélé de vrais artistes (Lenny Bruce, par exemple), soit. Le problème, c’est la survalorisation et la multiplication effrénée du genre lui-même. Celui où c’est moi-tel-que-moi qui mène la danse d’un bout à l’autre – et si ce moi-tel-que- moi indique brièvement un « autre » (petit changement de voix et de mimique), c’est à la condition qu’en cet « autre » le spectateur reconnaisse immédiatement son voisin. Le désir du succès dans une carrière de ce genre, désormais presque aussi vif que pour celle de chanteur, nous semble une des multiples manifestations du narcissisme exacerbé auquel tout incite dans nos sociétés. Il fait penser à cette indication de mise en scène si répandue : « surtout ne fais rien, sois toi-même ». « Toi-même » étant généralement ce qu’on peut appeler l’image première de l’actrice ou de l’acteur. Cette image constituant le motif de leur engagement pour un rôle. C’est cette image de soi, c’est-à-dire celle que le metteur en scène a cru percevoir, à laquelle il lui faudra désormais strictement correspondre. Tout écart à ce sujet étant sévèrement pénalisé.
    Autre phénomène secondaire révélateur : l’incorporation, de plus en plus fréquente, à la représentation scénique de vedettes de télévision, ou – c’est la même chose – de citoyens ordinaires n’ayant jamais joué, ni même, très souvent, rêvé de le faire. L’être le plus choyé dans cette démarche demeure la jeune fille (et parfois même le jeune homme) n’ayant jamais fréquenté un cours d’art dramatique et, si possible, n’ayant jamais été au théâtre. Virginité garantie d’une expression spontanée, pure de toute souillure conceptuelle ou technique. Il va de soi qu’en ayant désormais amputé l’expression scénique de tout ce qui, dans l’exceptionnalité vocale et physique du jeu, impliquait aussi un savoir-faire de « l’âme » autant que la plus haute technicité, chacun ou presque peut désormais être légitime à « jouer » sur scène.
    Il y faut la condition – à quoi s’emploie la mise en scène – que le chef d’œuvre inaccessible du passé, avec ses outrances pathétiques et sa langue rhétorique perc?ue comme ampoulée, passe préalablement au lit de Procuste d’une re-lecture-actualisante qui non seulement permette mais rende nécessaire le parler et le jeu « comme-dans-la-vie ».
   Sur la base de cette stupidité selon laquelle les chefs-d’œuvre d’hier nous parlent encore aujourd’hui parce que « l’homme fondamental reste toujours le même », et qu’il ne convient donc que de les débarrasser de certains oripeaux artistiques anachroniques (la langue d’abord, puis les interventions surnaturelles, les passions d’une ampleur démesurée, etc.) pour retrouver des situations et des sentiments d’aujourd’hui.
    L’opération qui voulait que nous ayons à faire un énorme travail sur nous-mêmes (en tentant d’entrer dans une pensée et des relations extrêmement différentes de celles de notre temps), un travail exigeant au point que nous en soyons jusqu’à un certain point transformés, nous contraignant à nous doter de capacités nouvelles ou accrues, cette opération s’inverse exactement en son contraire : ramener le cabalistique chef-d’œuvre à notre petite personne, notre monde connu, notre parler quotidien, notre réalité étriquée.
    À ce compte, certes, si l’on attend toujours de la scène de nous faire vivre, dans l’instant, une intense rencontre qui nous aura pour longtemps dérangés de notre ordinaire et qui, plus tard, par les traces du séisme qu’elle aura laissées en nous, nous amènera à regarder autrement le réel où nous sommes englués, si l’on attend encore cela de la scène – par le rire ou par les larmes – alors, en l’état des choses, peut-être vaut-il en effet beaucoup mieux que l’acteur débarrasse le plancher, et espérer que les merveilles de la technologie prennent à sa place la fonction centrale de la représentation...
    Mais cela est douteux. En effet, la dévaluation de la présence actantielle que nous croyons constater, non seulement dans les faits (les représentations) mais également comme projet, cette dévaluation, – en quelque sorte « professionnelle » –, n’est évidemment pas un phénomène isolé ni autonome.
    Elle s’inscrit dans le contexte d’une civilisation déterminée. Nous la connaissons, c’est la nôtre, celle qui a conduit de la révolution industrielle à l’énergie atomique et, aujourd’hui, aux explorations subatomiques, aux nanotechnologies (dont 99% des habitants de cette planète ne mesurent même pas les potentialités littéralement inouïes), à la manipulation du vivant et d’abord du génome humain, aux combinaisons de toutes ces découvertes avec la cybernétique et les sciences de l’information, etc.
    Contrairement à ce que certains pourraient ici craindre, – une vaste digression à caractère sociologique voire politique –, nous ne nous éloignons pas du sujet. Car c’est bien dans la conscience des mutations en cours depuis environ ces cent-cinquante dernières années que nous devrions logiquement examiner celles qui en résultent sur les plateaux de théâtre, et tenter de mieux définir ce que nous serions en droit d’en attendre.
    Il nous paraît que, si ces découvertes ont considérablement élargi les connaissances et les pouvoirs de l’homme sur lui-même et sur son environnement, c’est seulement en parlant de l’homo sapiens en tant qu’entité collective. L’homo sapiens s’est doté aujourd’hui de capacités totalement nouvelles dans son histoire, au premier rang desquelles celle de pouvoir s’anéantir lui-même en tant qu’espèce. Il s’agit là d’une éventualité concrète, nous disposons déjà de tous les moyens suffisants. Certains pensent (et nous avons cru comprendre que c’était le cas de Kris Verdonck) que ce processus est déjà en cours. Cela peut advenir par une autodestruction brutale. Après tout, on ne voit pas du tout sur quoi se fonderait l’étrange superstition qu’une nouvelle guerre mondiale ne puisse plus jamais éclater, et c’est le philosophe franc?ais Jean-Pierre Dupuis qui affirmait que les « nano-armes seront à la bombe atomique ce que celle-ci était à la fronde ». Cela peut advenir aussi un peu plus progressivement. Comme chacun sait, l’échelle des conditions environnementales requises pour la survie des mammifères est extrêmement réduite. Nous travaillons sans relâche à la dégradation accélérée de ces étroites conditions. Il existe enfin la possibilité de cette extinction par un processus conscient et organisé. C’est le credo des transhumanistes qui considèrent que c’est à l’homo sapiens de savoir s’effacer et de produire l’avènement de ses avatars futurs. Notre espèce étant, pour eux, d’ores et déjà obsolète au vu de tout ce que permettent l’intelligence artificielle, la biologie et la robotique associées.
    Les transhumanistes ne sont pas un club marginal de rêveurs, mais un mouvement puissant disposant d’énormes ressources financières et qui compte des philosophes, des savants et des militaires de haut rang. De très grands groupes multinationaux suivent et soutiennent leurs travau.(5)
    Et bien sûr, Mesdames et Messieurs, rien n’interdit d’envisager notre proche futur comme une combinaison de ces trois scénarios.
    En quoi notre réflexion sur la relation actuelle de l’acteur et du spectateur se trouve- t-elle concernée par cette situation ? En ceci que si l’homo sapiens, en tant qu’espèce, a développé un si monstrueux accroissement de ses pouvoirs, il nous paraît qu’au contraire, en tant qu’individu, – ou, si l’on veut, plus philosophiquement en tant que personne –, il s’est considérablement étiolé, amenuisé, atrophié, superficialisé.
    Nous ne développerons pas ici, mais nous pouvons renvoyer à ce que tant de penseurs et d’artistes du XXème siècle nous ont exposé, d’Adorno à Samuel Beckett.
    Nous pensons tout particulièrement à deux d’entre eux qui furent également des artistes d’exception : Pier Paolo Pasolini et Guy Debord. Pasolini a écrit qu’il assistait « de son vivant » à une véritable « mutation anthropologique des Italiens ». À des degrés divers, cette mutation s’accomplit dans tous les pays dits « développés ». Elle affecte notamment les capacités émotionnelles, c’est-à-dire une part essentielle de ce qui nous constituait comme être humain, et par conséquent le champ artistique.
    Pourquoi devrions-nous considérer comme allant de soi le fait que ni artiste, ni lecteur, ni spectateur ne puissent aujourd’hui générer des émotions d’une ampleur et d’une violence de même nature que la tragédie grecque, classique ou élisabéthaine ? Pourquoi la neige, les arbres, le nuage, le fleuve, la nuit, bref : la nature, pourquoi ne provoque-t-elle plus en nous ce bouleversement débordant dont elle a soulevé l’homme, et de tant de manières, depuis Homère et Virgile jusqu’à Hölderlin, Shelley, Walt Whitman, ou Rimbaud ? Pourquoi une œuvre du même sang que la Penthésilée de Kleist est-elle devenue totalement inimaginable dans le cadre actuel, et ne peut renvoyer à rien qui y corresponde comme expérience sensible dans la vie d’une jeune personne aujourd’hui ? Ce n’est pas là nostalgie d’une grandiloquence ou d’une excessivité passéiste, jugement qui procèderait au demeurant d’une appréciation méprisable et révoltante envers ces moments incandescents de l’expression humaine, car nous pourrions demander dans le même mouvement : où sont les œuvres présentes d’une force comparable ? Quel dramaturge vivant aujourd’hui s’affronte à notre époque en tant que moment historique (et Dieu sait si elle offre d’énormes et complexes sujets à foison) comme Shakespeare secouait ses contemporains avec ses dix pièces « historiques » sur l’Angleterre ?

   
Mais non ! Il est tacitement admis d’un commun accord que toute comparaison de cet ordre est non pertinente. Or en vérité, cette frustration est légitime ; c’est celle d’une aspiration profonde de l’être humain, cette nécessité poétique dont l’art, précisément, est à la fois porteur et témoin. Si nous sommes tentés par cette comparaison « impertinente », c’est que l’intensité de ces œuvres du-temps-de-l’homme-non-diminué trouve encore (pour combien de temps ?) un écho chez certains de ceux qui vivent au présent. Et c’est cet écho assourdi, mais encore bouleversant dans nos cœurs et nos esprits, qui autorise à demander : pourquoi ? Pourquoi l’énorme fracas du monde qui nous entoure et ses évolutions tumultueuses ne trouvent-ils pas leur expression sur les scènes ?
    Quand un auteur s’en approche, comme Heiner Müller par exemple, l’étoile ne brille qu’un bref instant sur les scènes (deux décennies ?) puis s’éteint sur les étagères des bibliothèques.
    Au fond, c’est le domaine des arts plastiques qui a le mieux mis en scène cet effacement des pouvoirs humains dans la révélation artistique, avec Duchamp d’abord, puis finalement avec Warhol qui répond à sa manière au livre toujours essentiel de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductivité technique, en mettant en scène cette dissolution de l’œuvre dans l’indifférenciation des signes et leur réification dans le consumérisme spectacularisé.
    Quand, de surcroît, cette belle mise en scène warholienne se revendique ouvertement comme un moment de cette spectacularisation consumériste généralisée, que reste-t-il encore à faire ? Eh bien, apparemment, à continuer comme si de rien n’était...
    Dans un pareil contexte, le théâtre suit le mouvement comme il peut. Mais il a beau déployer les efforts les plus soutenus pour participer de la post-post-modernisation, sa tâche s’avère bien malaisée. La jouissance spécifique qu’il propose aux sens de l’être humain est la plus archaïque de toutes et absolument non reproductible.
    Tout enregistrement (et donc toute duplication possible) du moment théâtral, aussi beau et aussi empathique soit-il, par exemple les films de leurs propres créations par Mnouchkine ou Brook, demeure une trahison obligée où la magie de la rencontre vivante ne pourra pas ressusciter. La trace peut au mieux évoquer cette rencontre, de même qu’une photo peut évoquer un moment heureux ou tragique mais non le faire revivre. Cette dépendance extrême du facteur humain (acteur / spectateur) et de l’espace / temps vécus ensemble ne correspond pas aux exigences ou aux nécessités de la « société du spectacle », ni comme production, ni comme marchandise. D’où la tentation de réduire ou dissoudre tout ce qui fait la singularité du théâtre. Par exemple : rejeter toute forme de présence actantielle qui dérangerait en s’écartant par trop des standards du comportement ordinaire, ou encore : déplacer de sa position centrale la présence actantielle pour la subordonner à la création d’une composition audio-visuelle spectaculaire. Entreprise, à tout prendre, parfaitement légitime, pourquoi pas ? Cela nous a donné de superbes réalisations chez le premier Bob Wilson ou chez Romeo Castellucci. Notons cependant que si Castellucci – comme d’autres – est allé parfois jusqu’à supprimer complètement l’acteur, certaines de ses mises en scène incluaient des moments inoubliables de présence actantielle d’exception. De même pour le Bob Wilson du Regard du Sourd, ou d’Einstein on the Beach. La différence de « vie », de réalité d’ici / maintenant, entre ces œuvres et d’autres qui ont suivi, tient entièrement à l’effacement de cette présence magique (Sheryl Sutton, Lucinda Childs) par l’instrumentalisation « esthétique » de plus en plus désincarnée. Dans cet effort du théâtre pour « être-de-son-temps » à force d’écrans, d’hologrammes, de projections et de bulles, on trouve maintenant un nombre considérable de spectacles où la partition technologique est élaborée préalablement à l’incorporation de l’acteur (ou ce qu’il en reste).
    On se retrouve donc dans la situation où deux grands facteurs de théâtralité, la présence actantielle et l’événement partagé hic et nunc, se sont fortement altérés.
    Pour ce qui regarde le premier facteur, nous avons déjà largement examiné la réduction (ou le formatage) de la présence actantielle, processus en cours déjà bien avant l’envahissement de la scène par « les écrans ». Nous avons également évoqué ce qui renvoie pour nous à un phénomène social beaucoup plus général dont cette déshumanisation de la scène participe. Quand on dispute pour décider si « les écrans » amenuisent ou magnifient la présence actantielle, on devrait, nous semble-t-il, garder à l’esprit qu’il s’agit d’une présence déjà très affaiblie, en quelque sorte une présence domestique. C’est donc sans difficulté que les technologies peuvent occuper le terrain ; il est très largement vacant.
    L’acteur n’est pas marginalisé ou expulsé, il a été assigné à cette place avec son consentement, il s’est formaté lui-même de telle sorte que l’écran devienne hautement nécessaire et il joue maintenant dans un registre où l’écran peut l’accepter, oui, mais, tout aussi bien : s’en passer. C’est la fonction-écran qui, de plus en plus, « décide » de la fonction- acteur.
    Tout ceci se passe sans conflit, sauf occasionnel (par exemple : quand les acteurs doivent vraiment attendre très longtemps, dans leurs loges, que le dispositif technique soit enfin prêt à les recevoir). Il existe depuis longtemps un consensus normatif très sévère qui rejette toute affirmation « excessive » de la présence actantielle, un consensus metteur en scène / acteur / spectateur / critique. Si, au lieu de ce colloque sur « l’acteur face aux écrans » on avait voulu organiser un colloque sur, supposons, « l’acteur comme chaman (pouvoirs de la voix et du corps)», pensez-vous que ce projet aurait permis d’accueillir autant de nationalités et d’assister au flot de communications simultanées pendant trois jours ? Certainement pas. Il paraîtrait presque ethno-archéologique et, en tous cas, sans rapport avec les réalités scéniques existantes, donc peu attractif.
    Nous ne tenons pas ici « les écrans » pour le diable. Le Groupov en a eu un usage très actif dans plusieurs de ses créations. Le diable, ce sont les conditions sociales et idéologiques qui ont conduit à atrophier aussi considérablement l’être humain. De même que, dans ce qu’on appelle en télévision les micros-trottoirs, les interviews en rue, on peut être su?r que le pléonasme redoublé « Moi, personnellement, je pense que... » introduit systématiquement un avis précisément aussi peu personnalisé et aussi commun que possible, de même, l’affirmation exacerbée du narcissisme et du « moi-je » en scène n’a pas conduit à des expressions hautement singulières, mais à l’adoption d’un registre réduit et unique : « comme-dans-la-vie ».
    Il existe une espèce de « preuve » de notre appréhension de ce qui est en cours avec la surdétermination du vivant par « les écrans ». Une preuve a contrario. Nous constatons que dans les événements scéniques d’une exceptionnelle intensité de la présence actantielle et avec l’émergence, sous nos yeux, d’un signe-vivant, l’emploi de tout « écran » s’avère totalement impossible.
    Prenons deux exemples extrêmement différents qui, sous l’angle qui nous intéresse, témoignent également de cette exclusion impérative des « écrans » et de tout déploiement technologique quand la présence actantielle est pleinement manifestée.
Premier exemple, déjà cité, Riszard Cieslak dans Le Prince Constant, mis en scène par Grotowski. En particulier, les deux moments culminants que sont les deux grands monologues. Spectacle pour très peu de spectateurs placés de part et d’autre de l’espace de jeu(6), lui-même étroit et minimal, et dans une très grande proximité. Légèrement en surplomb de cette sorte de fosse, le spectateur vit un contact visuel et physique intime permanent aux acteurs, sans retraite possible. S’il ne se laisse pas happer, emporter par l’évènement, il peut se trouver très perturbé par cette proximité extrême, et c’était bien le cas de certains. Le Prince Constant n’a pas eu que des admirateurs. Se trouvait donc portée à un très haut degré d’intimité potentielle la relation acteur / spectateur. Pas seulement parce qu’ils étaient si proches dans cette bulle commune, comme hors du temps, mais du fait de la coexistence exacerbée de deux temporalités hétérogènes : celle des acteurs et celle du public, vivant cependant dans une durée partagée. Dans cette rare intimité, la séparation structurelle des rôles acteur / spectateur était totalement maintenue. D’une part, elle était mise en scène par le dispositif même : ce léger surplomb du public en deux rangées face à face, de part et d’autre d’un événement qui tenait du martyre ou du sacrifice, affirmait la position de « voyeur » des spectateurs(7). D’autre part, les acteurs jouaient avec une énergie, une violence presque, à la fois ritualisée et pulsionnelle, qui brisait complètement la convention d’un « théâtre de chambre » que le dispositif aurait dû générer. Ces chœurs à pleine voix, ces déclamations rythmées, ces cris parfois, ces bruits corporels, tout cela se déroulait « comme si » personne d’autre n’était là qu’eux-mêmes. Le spectateur pouvait éprouver fortement le sentiment d’assister à quelque chose d’interdit, puisque le spectacle semblait ignorer sa présence alors qu’il était en fait au plus près des corps et des voix.
    Au centre de tout cela, la figure quasi-christique de Cieslak et l’acmé de ses deux grands monologues. Deux moments d’une telle intensité progressive que Grotowski les a qualifiés de « translumination », comme si le corps même de l’acteur émettait de la lumière. Dans ces deux monologues, le corps, presque nu, part d’une position couchée et va vers une sorte de verticalisation. La voix déclame à un rythme extrêmement rapide le texte de Calderón / Slowacki. Le rythme du texte et celui du corps sont absolument dissociés, le corps met longtemps à accéder à la station debout, à travers une série de petites pulsions et d’attitudes à la fois très simples, – il n’y a rien de sportif ou d’acrobatique –, mais extrêmement personnalisées, étranges, non naturelles et pourtant advenant comme sans effort. Un corps à la fois torturé et totalement libre, ouvert à ce qui lui advient intérieurement. Pendant tout ce temps, la voix s’est parfois enflée jusqu’à un volume impressionnant, elle passe d’un puissant chuchotement à d’autres registres, elle circule dans différents résonateurs du corps.
    Il faut arrêter ici notre effort pour décrire ce qui ne saurait l’être réellement. Il y a, dans la fascination qu’ont pu exercer ces monologues, quelque chose qui tient d’un idéal de l’acteur en ceci que cette partition corps / voix semble totalement organique et qu’elle est en même temps fixée à la seconde près. Le long travail en face à face de Grotowski et Cieslak, à partir d’un souvenir intime de l’adolescence de celui-ci, a conduit à élaborer cette « chose » si complexe, qui peut rester à la fois vivante comme une improvisation et absolument réglée comme une partita de Bach. La preuve étonnante en a été administrée longtemps après la création, quand un horrible film pirate italien (où se trouvent d’ailleurs largement occultés les moments culminants en question), ayant pris des images par la fente d’une tenture mais n’ayant pas pu enregistrer le son, utilisa pour suppléer à ce défaut l’enregistrement radio du spectacle réalisé des années auparavant dans un autre pays. Superposant cet enregistrement à ces images, le résultat montre un lipping du texte par Cieslak à peine décalé et parfois même parfaitement synchrone avec leur captation filmée clandestine. Ce qui est véritablement prodigieux.
    L’évocation que nous venons de tenter de cet acte théâtral au plus haut degré, tant par la centralité de la présence actantielle, la puissance du signe-vivant (véritable hiéroglyphe humain), que par la mise en scène de la relation acteur / spectateur exacerbant la qualité ici / maintenant de ce qui s’y vit, tout cela en tant que tel postule irrévocablement que toute introduction d’écran, unique ou multiple, petit ou grand, ou même de jeux de lumières simplement variables, était strictement impossible ou aurait tué l’œuvre.
    Notre deuxième exemple est pris dans une création du Groupov : Rwanda 94, sous- titrée « une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants ». Rwanda 94 est l’œuvre la plus connue de notre collectif. Elle a pendant plusieurs années été jouée à travers l’Europe et au-delà. Nous avons choisi un moment de Rwanda 94 pour succéder à l’évocation du Prince Constant, car cela nous permet de continuer à examiner les phénomènes de la présence actantielle et du signe-vivant exactement dans les mêmes termes, alors que ces deux spectacles se situent apparemment aux antipodes l’un de l’autre dans le champ de l’expression théâtrale.


A)     - Le Prince Constant s’inspire d’un fait historico-légendaire?

         - Rwanda 94 traite du génocide au Rwanda en 1994, un événement réel et historiquement encore très proche.
B)     - La base du Prince Constant est l’adaptation par Grotowski d’un texte préexistant : la version polonaise du grand poète Julius Slowacki de l’œuvre de Calderón de la Barca.
        - Le texte de Rwanda 94 est la création originale d’un collectif d’auteurs, procédant par étapes, sous la direction artistique de Jacques Delcuvellerie, comme « maître d’œuvre ».
C)     - Le Prince Constant est exemplaire du « théâtre pauvre » défendu par le Théâtre Laboratoire : spectacle court, petit espace presque vide, éclairage strictement minimal et invariable, ni orchestre, ni bande-son, ni amplification, ni projections d’images, etc.
        - Rwanda 94 est un spectacle « énorme », durée cinq heures quarante minutes, plus deux entractes : les spectateurs passaient presque sept heures dans le théâtre. Nécessité d’une grande scène, au moins vingt mètres d’ouverture. Grande distribution : une quinzaine d’acteurs, deux chanteurs rwandais, un orchestre sur le plateau : piano, clarinette, violon, alto, violoncelle, deux chanteuses et chef d’orchestre (également tromboniste) – acteurs et musiciens sont amplifiés. Le spectacle comprend de nombreuses projections vidéos, des jeux d’éclairage, des dramaturgies contrastées : d’une stricte conférence « magistrale » d’une heure, jusqu’à des scènes oniriques avec de grandes marionnettes. Il s’achève par La Cantate de Bisesero (cinquante minutes) strictement musicale, orchestre et chœur parlé / chanté, sans aucune action.  

D)    - Les spectateurs du Prince Constant sont très peu nombreux et dans une très grande proximité aux acteurs, dans un dispositif inhabituel (de part et d’autre de l’espace de jeu).
        - L’ampleur de Rwanda 94 implique des salles d’environ cinq cents personnes, mais cela a pu aller jusqu’à huit cents, et deux mille à Québec. Le rapport scène / salle est classiquement frontal.


    Au-delà de toutes ces différences majeures, les deux spectacles relèvent de deux mondes dramatiques considérés comme opposés : un acte à caractère sacré (l’acteur ne revient pas saluer(8)) d’une part, et de l’autre : un événement scénique qui s’inscrit globalement dans le cadre du théâtre documentaire, traitant de faits réels et soulevant des questions politiques explicites(9). Rien ne semble pouvoir être commun ni dans la conception, ni dans les pratiques. Cependant, nous croyons qu’un phénomène de même nature s’y produit par moments.
    Le premier de ceux-ci est le début du spectacle, en voici une brève description.
    Au fond de la scène, un haut mur de terre rouge, la scène est vide à l’exception, tout à fait du côté cour, d’un petit dispositif pour l’orchestre : sièges / pupitres / piano et un tambour ; une petite chaise de métal placée presque au centre du plateau, en fait légèrement côté jardin. Le noir se fait dans la salle, silence. L’orchestre entre et prend place. Sur la petite chaise, s’assoit une femme africaine habillée d’un tailleur-pantalon, coiffée, maquillée, le tout d’une élégance très simple. L’orchestre joue alors un court prélude musicalement minimal et uniquement instrumental. Le compositeur-chef d’orchestre Garrett List se tourne ensuite vers le public et dit : « Première partie : Itsembabwoko, génocide ». L’éclairage change un peu, les musiciens ne bougent pas mais se font oublier, toute l’attention se porte sur la femme assise. Elle dit :


Ndi ikiremwamutungu gituye ku isi.
Ndi umunyafurika wo mu Rwanda.
Ndi umunyazwandakazi.

Je suis un être humain de la planète Terre. Je suis une femme.

Je suis une Africaine du Rwanda.

Je suis Rwandaise.
Je ne suis pas une comédienne, je suis une survivante du génocide au Rwanda, tout simplement. C’est ça, ma nouvelle identité. L’histoire que je vais vous raconter, c’est ma vie de plus ou moins six semaines pendant le génocide.
En 1994, je suis mariée. Mon mari, Joseph, et moi avons trois enfants : Christian quinze ans, Sandrine quatorze ans et Nadine treize.


     Elle va continuer ainsi pendant cinquante-cinq minutes. À part les toutes premières phrases, dites d’abord en kinyarwanda puis traduites en français et dont je suis l’auteur, tout le reste est son propre récit, non écrit. Celui-ci connait chaque soir des variations. Par exemple, il lui est arrivé de dire en présentant les enfants : « ... Nadine, treize ans. Aujourd’hui ce serait son anniversaire. Elle aurait dix-neuf ans. » Ces légères fluctuations peuvent la prendre par surprise, par exemple un souvenir de son enfance (un coup de lance) brusquement resurgi. Cette pure oralité donne à toute sa narration une qualité « d’ici / maintenant » extrêmement rare. Toujours, à un moment qui peut également changer mais assez vite dans le récit, des larmes lui viennent et elle doit s’interrompre. Elle s’essuie les yeux, se mouche et puis dit « Excusez-moi » avant de poursuivre, calmement. Ensemble, nous sommes convenus de cette phrase, non qu’elle ait à s’excuser de quoi que ce soit, bien sûr, mais parce qu’elle souligne par-là que ce qui lui importe n’est pas de revivre, ni même de partager des émotions, mais de témoigner d’une réalité historique. Il faut noter que cette longue prise de parole, où se mêlent si intimement la volonté de raconter clairement et l’intensité bouleversante du « vivre-à-nouveau » ce qu’on dit, n’a jamais dépassé les limites du cadre fixé. Yolande Mukagasana a toujours pris un peu moins d’une heure pour son intervention, exactement. À l’exception cependant des représentations au Rwanda même, mais non pas de son fait. Au Rwanda, en période de commémoration, une partie du public entrait dans des états incontrôlables à caractère cathartique, et certains spectateurs devaient parfois être évacués(10). Elle attendait alors le retour au calme avant de continuer. Nous avons donc, pendant ces cinquante-cinq minutes, une humaine face à d’autres humains dans une relation dépouillée de tout ce qui ne tiendrait pas à la seule force de ce témoignage vécu. La lumière ne varie absolument pas, la scène reste vide ou inanimée. La mise en scène a veillé à ce que toute velléité de dramatisation soit écartée. Ainsi, d’un bout à l’autre de son intervention, à part les larmes, elle sera restée assise extrêmement calme, posée, et elle n’aura effectué aucun geste. Sa chaise, rappelons-le, n’est pas proche du public, ni même exactement au centre. De surcroît, elle n’est pas vraiment orientée face au spectateur mais légèrement trois quarts. Ce qui permet à Yolande soit de regarder la salle, soit, par moments, d’être un peu détournée, un peu plus avec elle-même. Cependant, toutes ces précautions n’empêchent pas qu’elle ne soit dans une position extrêmement exposée, on pourrait dire : très solitaire et sur-exposée.
    Tout à la fin seulement elle se lève. Elle marche vers le bord de la scène, cette fois tout à fait au centre, et là regardant la salle, elle lève le bras et tourne la paume de sa main vers le public (dans l’attitude où l’on prête serment), puis elle prononce ses dernières phrases qui s’achèvent ainsi :

Je ne veux ni terrifier ni apitoyer, surtout pas apitoyer, je veux seulement témoigner. Ces hommes qui m’ont fait subir les pires souffrances, sans doute jusqu’à la fin de ma vie, je ne les hais ni les méprise, j’ai même pitié d’eux. 


    À nos yeux, ce premier moment de Rwanda 94 constitue un moment de présence actantielle extra-ordinaire, un de ces instants où le théâtre manifeste intensément ce qui le distingue de toute autre forme artistique. Et l’objection, d’évidence, qu’ici l’actrice n’en est précisément pas une, nous permet de revenir sur certaines des conditions requises à la manifestation d’une telle présence. Nous déduisons ces conditions de l’effet produit sur le spectateur. Cet effet émotionnel puissant et très singulier procède toujours d’un trouble. Le spectateur voit, entend et plus largement ressent « quelque chose » qui relève d’une réalité indécise. Les limites implicites du phénomène de la représentation sont perturbées. Par exemple le sacro-saint : « ce n’est pas “ pour du vrai ” ». Juliette ne meurt pas « vraiment », Œdipe ne se crève pas « vraiment » les yeux, etc. Certes, qui transgresse cela quitte le théâtre pour les jeux du cirque antique, la corrida ou la messe. Néanmoins, la représentation mobilise beaucoup de « vrai » : Nina pleure « vraiment » ; à la fin de la pièce, le Roi Lear est « vraiment » épuisé (et ça se voit, entend, ressent) ; Roméo et Juliette s’embrassent « vraiment » ; et encore beaucoup plus basiquement : Le Cid est « vraiment » beau, Lulu est « vraiment » toute nue, etc. Si l’on réplique : « mais Nina n’existe pas, c’est l’actrice qui pleure » et qu’on remplace tous ces noms de personnages par ceux des acteurs, l’impureté du phénomène n’en est que plus manifeste. L’actrice qui dira : « Mais je ne suis pas toute nue, c’est Lulu » n’empêche personne de connaître désormais sa « vraie » paire de seins. L’intensité d’un moment théâtral vivant constitue toujours une manifestation trouble, impure, indécise, entre deux ordres de réalité.
    Quand cette magie advient c’est précisément parce que, toujours, l’acte scénique à la fois transgresse et produit « de la limite ». L’acteur réellement en larmes transgresse la limite du
« semblant », en même temps il reste en « représentation » : il dit le texte exact, il respecte la partition gestuelle, il est à la fois comme hors de lui-même et en parfait contrôle. Autrement dit encore, la présence actantielle à la fois accepte et excède les limites de l’ordre où elle se produit. Yolande Mukagasana se tient un pas au-delà des conventions de la représentation, et cependant elle en respecte toutes les conditions.
    Ainsi, ces moments excluent, au sens large, les « écrans » : le fait qu’ils ne pourraient pas du tout se produire si les « écrans » intervenaient dit en soi quelque chose d’essentiel sur la vocation spécifique de l’acte théâtral.
En soi, l’emploi des écrans sur scène n’a aucun besoin de légitimation. De superbes créations théâtrales en ont montré les ressources, et, parfois, la nécessité. En revanche, leur idéalisation, la tentation de voir en eux la ressource principale de l’avenir au théâtre comme mode d’expression spécifique, la pratique de plus en plus développée de subordonner l’acteur à la partition technique, le discrédit jeté sur les démarches plac?ant la présence actantielle – entendue comme une présence d’exception – au centre de leurs recherches, les conséquences de cet opprobre dans l’exercice du métier comme dans les formations d’acteurs, tout cela nous paraît à la fois dangereux et misérable.
C’est, croyons-nous, à l’inverse de cette tendance que le théâtre pourrait encore justifier d’une nécessité. Certes, socialement et économiquement minoritaire voire résiduaire, mais d’une puissance d’expression unique et incomparable dans son archaïsme même : la présence actantielle hic et nunc. L’archaïsme, en ce cas, diffère totalement du conservatisme. Ce n’est pas en reproduisant perpétuellement les formes héritées que l’on peut à nouveau porter à un haut niveau d’intensité et de profondeur la relation vivante acteur / spectateur. L’archaïsme vital de cette forme expressive ne retrouve sa force qu’à s’aventurer en des territoires inconnus, à expérimenter de l’in-ouï. Mais ceci n’advient évidemment jamais si l’acteur s’atrophie, s’absente, s’efface.
L’artiste Kris Verdonck nous a proposé lors du colloque une piste de réflexion en ces termes : « À quoi ressemblerait un monde dont l’homme serait absent ? Y penser est un exercice ardu pour l’homme occidental, alors même qu’une image caractérisant le vide qui subsisterait après la destruction est déjà disponible : celle d’un robot qui, après l’accident nucléaire de Fukushima, fut envoyé dans une région inhospitalière, afin d’y prier pour les victimes(11). » Disons que, du point de vue du Groupov, l’avènement d’un théâtre qui serait à la relation acteur / spectateur l’équivalent d’un robot priant pour les victimes dans un désert nucléaire, nul n’a besoin d’y travailler avec ardeur. Ce théâtre arrivera bien tout seul (c’est en cours) sans que personne n’ait à militer pour l’imposer. Nous avons plutôt parlé, ici, à ceux qui voudraient croire que le corps de l’acteur constitue encore le lieu mystérieux de la résistance à une telle perspective.

 



1 Paru dans : L’acteur face aux écrans. Corps en scène, dirigé par Josette Féral. Collection Les voies de l’acteur. Editions L’Entretemps – Paris 2018.
2  Le « naturel » chez Stanislavski doit toujours être « artistique ». Il serait trop long de détailler ici en quoi ce qualificatif équivaut chez lui à la manifestation du signe-vivant. Mais s’il est bien une évidence du Système–Stanislavski, c’est que ce « naturel » n’advient en aucune manière naturellement.
3 Petit rappel : nous parlons bien de la présence actantielle vivante, ici / maintenant en représentation. Pas du cinéma, ni de la « performance ».
4Entre autres : Azdak (Le cercle de craie caucasien) pour Busch, et La résistible ascension d’Arturo Ui ou Coriolan pour Schall.
5 Le professeur Hugo de Garis, ancien chercheur dans d’importantes universités aux États-Unis, au Japon, en Chine..., travaille sur des algorithmes génétiques et a conçu des réseaux artificiels de neurones pouvant surpasser en complexité les ordinateurs et, fait révolutionnaire, seraient capables de faire évoluer, par eux-mêmes, leur propre intelligence. Il a baptisé ces nouvelles machines « artilects ». Par ailleurs il estime que cette évolution conduira à des conflits faisant des milliards de morts...
6 À l’origine, au Théâtre Laboratoire même, les représentations se donnaient pour trente personnes.
7 Une poignée de spectateurs surplombait aussi un petit côté de ce rectangle.
8 C’est Grotowski lui-même qui parle à l’époque d’ « un acte entre Eros et Caritas », d’acteur-saint, etc.
9 Bien qu’il opère à plusieurs reprises certaines transgressions des pratiques « ordinaires » du genre, pour nous, Rwanda 94 s’inscrit tout à fait dans la catégorie du théâtre documentaire telle que l’a exposée Peter Weiss.
10 Ils étaient alors médicalement pris en charge, car cette situation était prévue. La plupart d’entre eux, au bout d’un certain temps, revenait dans la salle pour la suite du spectacle.
11 Voir dans le présent volume : Kris Verdonck, « Entre corps et objet », p. 60.