Texte & Publication

Les Collines du Silence - 1997


Catégorie : Rwanda 94
Auteur : Marie-France Collard
Tiré de : Publié en 2002 dans Alternatives Théâtrales 67-68, Rwanda 94. Le théâtre face au généocide. Groupov. Récit d'une création.
Date : 1997

Les Collines du Silence.


L'homme se tait, son silence s'ajoute à d'autres silences. Il savait. Tout le monde savait. Il médite sur ces silences, celui de la complicité, celui de la honte, le silence de la stupeur, ou de l'aveuglement, du racisme, le silence des victimes, celui des bourreaux, la peur de dire, celle de savoir. Nos résistances. Primo Levi dans "Si c'est un homme" raconte comment à son retour des camps, les gens se détournaient quand il essayait d'évoquer ce qu'il avait vu et enduré. Oui, les collines se sont tues. Quiconque voyage dans la désolation du Rwanda en ces jours d'avril à juillet 1994 pense aux ravages de la bombe à neutrons face à l'absence de vie humaine dans des villages naguère bourdonnants. Seuls les rescapés, partis très loin, entendent encore les os craquer sous les coups de machette ou les gémissements s'élever avec la nuit, quand l'obscurité devenait camouflage. Tout ici est désert. L'homme maintenant avance, un mouchoir posé sur le nez. A ses pieds, des photos se déroulent, des morceaux de papiers tachés d'encre bleue, un certificat d'études, un carnet de mariage, quelques traces de ce que fût la vie ici, avant. Il dit : "Les créanciers du génocide sont les bailleurs de fonds internationaux". Ce sont ses premiers mots. Une brouette dans un enclos est gardée par des chiens devenus gras, ils grognent, préservent leur butin, ils ont appris à aimer la chair humaine. L'homme est en présence d'une abolition inouïe : pour la troisième fois dans l'histoire du siècle, l'imaginaire d'un peuple s'est inscrit sur les corps mêmes des victimes. Il dit : "Le langage lui-même est blessé". Le vent érode déjà les fosses communes, des crânes apparaissent, quelques poignées de cheveux crépus, des os blanchis, se mêlent à la chair verdâtre. L'odeur le submerge. Un oeil le regarde, fixe, impénétrable. L'autre a disparu, picoré par une pie. L'oiseau est là, dédaigne cette part du festin. L'aubaine la rend hardie, elle dispute leurs proies aux chiens. Les cris trouent le silence. L'homme ne veut pas pleurer, il fait appel à sa raison : on pardonne à la pie, on pardonne aux chiens - Le souffle d'un rire court sur les collines, c'est le rire de celui que j'aime, clair, heureux - L'homme se souvient : à Nairobi, un bureau avait été ouvert pour soigner les chiens et les chats que les expatriés blancs emportaient avec eux, protégés par les Casques Bleus, abandonnant au massacre leurs amis noirs, leurs voisins, la bonne, les enfants de la bonne, un peuple entier. Non-assistance à personnes en danger. L'homme fait un signe de croix. Dieu dit-on venait se reposer la nuit au Rwanda. D'un peuple devenu chrétien et soumis, nul n'a osé défier les véritables maîtres, ceux-là même ou leurs fils qui, à Berlin, s'étaient partagé l'Afrique. Ils ont l'arrogance que confèrent le pouvoir et l'argent, le sourire condescendant, le mépris au coin des lèvres. Dans la société du crime, les assassins sont respectés. Les morts l'entourent, l'appellent. Leur douleur est immense. Laissez la place à leur douleur: c'est à eux de parler. Ecoutez-les. Regardez ces quelques centimètres de peau sur la machette : un univers à considérer. Ces quelques centimètres de peau attendrissent mes yeux, c'est la peau de celui que j'aime, vieillie, imparfaite, douce à caresser. Les chiens aboient, contents d'être chiens. La pie s'envole. Pie, jolie pie. Ce sont les yeux de celui que j'aime. Vole, vole très haut. Vole la pie là-haut. Les nuages seront le linceul de celui que j'aime. L'homme avance. Il est blanc. Il oublie. Il veut oublier. Il dira: oui les mensonges, oui l'hypocrisie... Posez la main sur ma poitrine. Sentez le cœur qui bat  : je suis le cœur de l'Afrique, j'ai été tuée à la machette, j'ai été tuée à la grenade, j'ai été jetée dans les latrines, ils m'ont coupé la tête, ils ont éventré ma sœur, ils ont violé ma fille. L'homme, face à la rivière, s'y soulage. Il dit : en 1933, la tutelle belge, sur les conseils de Monseigneur Classe, a inscrit sur la carte d'identité "l'ethnie" hutu, tutsi ou twa. Ils réduisirent le sens pluriel de ces termes à un marquage ethnique aberrant. Il ajoute : en 1942, en Belgique occupée, les juifs se sont rendus dans les maisons communales pour faire indiquer sur leur carte d'identité le mot: juif. Cela commence donc toujours  ainsi, par désigner, l'autre, le différent, celui qui deviendra la chose, ou l'animal. Oui, les mensonges, oui, les silences, oui, le carnage : qui ne les dénonce est complice. Les morts vous le disent :  ici, le blanc habilement a passé les armes au nom du sang et de la science - Money Money - Les morts vous en parlent. Ce fut un crime organisé, minutieusement préparé, des listes furent établies, l'impunité promise. Chaque jour pendant trois mois dix mille d'entre nous ont été tués selon un alphabet formant le langage du crime : un doigt deux doigts trois doigts les oreilles quatre doigts cinq doigts puis un bras ou l'autre, une jambe, reste un tronc palpitant, il faut payer pour mourir d'une balle. Il aura fallu de longues années pour préparer un fils à tuer sa mère, un frère à dénoncer sa sœur, un voisin à massacrer celui qui l'aidait. Il aura fallu l'indifférence calculée des pays amis, la manipulation volontaire et étudiée des passions humaines. Il aura fallu des années de misère, celle particulière imposée à l'Afrique entière par des technocrates assassins dissimulés derrière les vitres du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. Il aura fallu travestir un gouvernement fasciste en son contraire : démocratique et chrétien. Il aura fallu la duplicité des Eglises, la complicité des Pères Blancs. Il aura fallu des aides politiques, militaires et financières, celles - et non les moindres - de nos gouvernants - belges, français, américains - :  voilà les forces insufflées à des milliers de bras africains. Pendant ce temps, les marchands de journaux devant les bâtiments de l'ONU à New York ânonnent les titres en plusieurs langues des quotidiens mis en vente : le 9 avril 1994 : "Dans les pays développés, vous appelez cela "purification ethnique." Les délégués onusiens les croisent, deux ou trois fois par jour, ils sont sourds, aveugles et muets. La France, "pays des droits de l'homme", s'oppose jusqu'à la mi-mai - six semaines après le début des massacres, déjà cinq cent mille morts - à l'appellation : génocide. Un journaliste "dépassé" commente une des rares images que l'on ait vue : dans le lointain, derrière un rideau d'arbres, une longue machette décapite une tête, il dit : on se défoule comme on peut. Le déferlement des images viendra plus tard, avec l'opération Turquoise, accordée par l'ONU à la France : des milliers de réfugiés servant de boucliers involontaires au repli des assassins. Dans le silence, à nouveau, et avec l'insidieux sourire du présentateur télé vendant l'opération humanitaire. Buvons la honte jusqu'à la lie. La liste est longue. Une femme africaine meurt devant une caméra, vous l'avez vue, longtemps, le cameraman l'a shootée comme il le ferait d'un animal agonisant, il tourne autour d'elle, elle râle, elle nous regarde. L'homme s'est assis, pris de vertige, il ferme les yeux, les larmes coulent, il offre son visage au soleil, au vent des collines, au souffle des morts. Vivre. La lutte est engagée, la lutte entre l'oubli et la mémoire. Vivre. Dénoncer. Combattre. Il se relève, d'une main calme cueille un million de cris perdus dans le silence des étoiles. Combattre ! Le souffle des morts l'accompagne.

Marie-France Collard