Texte & Publication

Le chemin du sens - 2001


Catégorie : Rwanda 94
Auteur : Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : Alternatives Théâtrales n°67-68
Date : 2001

 
Dans les semaines qui précèdent la création, son maître d'œuvre, Jacques Delcuvellerie communiquera aux participants du projet, par l'intermédiaire du journal «Igicaniro», la vision dramaturgique de l'œuvre aboutie. Donnée en fragments dans les sept livraisons du journal, elle est ici rassemblée en un texte unique.
 
 
 
Chers amis,
 
4 février 2000
 
Après quatre années de travail dans tous les domaines, la création de RWANDA 94 est désormais extrêmement proche, nous voici engagés dans les répétitions finales. Je voudrais insister : c'est pour cela (la création d'une œuvre d'art), que tout le reste fut entrepris. Certes, bonne ou mauvaise, ce n'est pas une œuvre ordinaire. Elle s'est toujours fixé des objectifs, elle vise un but. Il se peut cependant que bien des choses s'y entendent que nous ne distinguons pas nous-mêmes, en dépit de tous nos efforts vers la clarté. C'est une des caractéristiques des œuvres d'art : elles échappent toujours quelque peu à leurs auteurs ; même chez Brecht. Je rappelle ceci, à cet instant, parce que c'est bien à chacun, en tant qu'artiste, que cette lettre s'adresse. C'est-à-dire à ses capacités artisanales, à ses talents expressifs, à ses ressources imaginatives, à sa sensibilité personnelle spécifique, dans l'intelligence générale du projet. Pas autre chose. Nous n'avons pas lu tant de livres, ni écouté tant de témoins ou de spécialistes, ni voyagé au Rwanda, pour devenir politiquement plus compétents sur l'Afrique Centrale ou plus riches d'expériences humaines. Ça, ce sont des «bénéfices collatéraux». Nous l'avons fait pour créer RWANDA 94.
Autrement dit, plus sinistrement, si l'œuvre présen­tée au public dans quelques semaines s'avérait ennuyeuse, confuse, laide, ou simplement inégale, nous serions dans l'échec de toute l'entreprise. Ce qui se décide ces jours-ci, en voilà l'enjeu. Il nous faut bien intégrer cela, tous. Si l'on coupe tel passage, si l'on développe tel autre, si l'on change une solution scénique, si l'on attribue ou retire quelque chose à quelqu'un, l'œuvre finale seule nous y contraint. Son sens, sa beauté, sa sensuelle évidence.
Créer un véritable «divertissement de l'ère scientifique» impliquait d'associer de bons ouvriers du divertissement, et nous croyons les avoir réunis. L'ère «scientifique» postulait, d'une part, une approche analytique concrète, nous nous y sommes efforcés et d'autre part, l'emploi de formes susceptibles d'être entendues du public. Nous avons mis quelques chances de notre côté à cet effet. Les diverses présentations de nos états de travail peuvent nous encourager à une certaine confiance, disons - de base. En aucun cas à la suffisance ou à la présomption. Depuis le Festival d'Avignon, bien des changements ont été introduits qui constituent autant de paris nouveaux extrêmement risqués (scène des visions par exemple). De plus, la contrainte de réduire la durée du spectacle pèse lourdement sur chaque proposition. Le résultat final demeure donc incertain. Nous devons avoir chacun une conception-sentation de l'ensemble de cette œuvre, afin précisément d'y insérer notre effort personnel au plus juste.
     Le projet s'était donné une ambition claire, la seule à laquelle peut oser prétendre un spectacle, celle de devenir le lieu d'une réparation symbolique. Claire, peut-être, mais non pas simple. De définir ainsi l'objet de RWANDA 94, suppose que nous nous sentions dans le devoir de réparer... Envers qui? Envers les morts d'abord. L'œuvre nous est commandée par des morts, un million de morts. Voilà notre sentiment de base. D'où l'on comprend, au fur et à mesure des « états de travail », la présence toujours plus visible du Chœur, par exemple.
Si notre devoir nous semblait de tenter une «réparation» envers les Morts, la nécessité de l'entreprendre procédait bien du souci des vivants.
En œuvrant à la « réparation», nous avons la conviction de contribuer à ce que les vivants puissent s'interroger sur les étranges rapports qui les conduisent périodique­ment à exterminer une partie de l'humanité dans l'indifférence, la passivité, en partie avec la complicité d'une grande majorité.
D'où, bien sûr, il résultait que pareille « réparation» ne pouvait résulter de déplorations, de regrets, d'excuses et que les larmes et les promesses n'y suffiraient nullement. Au contraire. Ce devoir de réparation avec les morts par souci des vivants, ne pouvait esquiver la question du « Pourquoi? », ni donc celle des responsabilités.
RWANDA 94, commandé par les Morts, commence donc par leur rendre un visage, une individualité, un statut d'être humain (celui qui leur a été dénié). Point de statistiques ni de masses anonymes. Qui est mort ? Qui ?
Donner la parole à Yolande Mukagasana, largement, c'est le premier stade de la réparation. Une quasi morte se tient devant nous, celle qui aurait dû mourir, celle qui a survécu, selon ses propres mots, seulement parce que « la mort ne veut pas de moi ». Et la parole de cette morte vivante, à elle seule pour qui sait entendre, anéantit déjà ces images toutes faites de l'Africain qui subsistent toujours au fond des cervelles d'Occidentaux les mieux récurées.
Cependant, déjà, dans ce récit fait de ses propres mots dans une langue qui n'est pas la sienne, dans ce moment où elle assume un rôle d'elle-même, un pas en deçà de cette frontière trouble entre réel et représenté qui constitue l'essence même de l'acte théâtral, elle livre comme incidemment bien des informations et autant de questions sur la nature et l'origine des faits. Quand le prix qu'elle paie pour nous offrir cette interminable agonie différée, la mort des siens, a été acquitté, alors elle se lève, elle a tous les droits, et elle qui s'était introduite « comme un être humain de la planète Terre », achève en s'adressant directement à l'humanité entière et situe la hauteur de la « réparation » dans son enjeu exact : qui ne veut pas savoir est complice, qui ne veut pas comprendre recommencera.
Il n'est plus possible de rien dire. Mais peut-être le chant ... La voix incroyablement pure de Muyango fait entendre «Mutunge». Premier contact avec cette langue et cet art si raffinés. Issu de la première de ces dévasta­tions qui conduiront au génocide. Le chant tisse un premier lien - encore incompréhensible mais perceptible aux spectateurs - avec les décennies précédentes, avec la culture ancestrale.
Entrent dans la salle les Morts, le Chœur des Morts, en même temps que des voix résonnent dans les haut-­parleurs, mélangées au chant de Muyango et à l'orchestre. Deux choses adviennent simultanément. Toutes ces voix, tous ces fragments de récit disent : ce que Yolande Mukagasana vous a longuement conté, cela est advenu un million de fois ; en même temps, ces personnes noires, africaines, si immédiatement différentes (leur peau, leur langue, leurs mouvements) sont cependant nos frères humains, oui, c'est comme ça et personne n'osera dire honnêtement au moment où ce Chœur des Morts descend dans la salle : ils sont exactement pareils à nous et cependant ce qu'ils disent et signifient - pudeur, désespoir, souffrance, amour des siens - nous est exactement commun. De ce choc naît le début, sensible et non rationnel, des bases d'une véritable attitude antiraciste ; non feindre que nous sommes identiques, mais que les différences jouent seulement au sein d'une même famille. Et cela, le Chœur, dans la salle, s'adressant à de petits groupes, cependant que le chant, les témoi­gnages enregistrés, l'orchestre nous envahissent, cela, ces individus particuliers, à nouveau le manifestent. Et enfin, quand Dorcy Rugamba a fini le récit de la mort de son frère, vue par les yeux du défunt, voici les morts sur scène, encadrant la survivante. «Narapfuye, baranyishe. Sindaruhuka, sindagara amahoro. Je suis mort, ils m'ont tué. Je ne dors pas, je ne suis pas en paix. »
Ce que le lent diminuendo du chant et de l'orchestre nous laisse, c'est leur présence si paisible qui affirme pourtant : je ne suis pas en paix.
      Noir.
 
      « Itsembabwoko» ... génocide ... Comment a-t-il été présent dans les ors, les dorures, ou le béton d'une salle de spectacle ? Par une parole ? Oui d'abord, mais dans des corps. Des corps. Et ces corps sont les nôtres et pas les nôtres, et dans cette différence, nos frères. Et ça, c'est le « Théâtre » qui le communique dans cette partie, pas le discours.
 
11 février 2000
 
Après cette brève césure, rien, silence, le mur de terre rouge s'ouvre et, sur le grand écran, des images du monde vont défiler. Pas n'importe quelles images du monde, pas n'importe comment. Ces images telles que l'écran bleu nous les apporte, nous les cadre, nous les découpe. Une part variée de l'activité humaine : sport, religion, art, politique sur plusieurs continents. On entend de l'arabe, du français, de l'américain, du chinois. Le premier moyen d'information du monde actuel, le premier loisir, pour toute une génération déjà : la première baby-sitter. C'est elle, au-delà même du langage, nos sens la reconnaissent. Après le génocide, la deuxième instance du spectacle, la télévision, fait son entrée en scène.
Le génocide, pendant 45 minutes, c'était des voix, des visages, des corps d'Afrique, et de la musique.
Avec l'intelligence d'une vie (Yolande), avec la mémoire des victimes, c'était la sollicitation des émotions et des sens dans un autre vécu du temps. Nous prenions le temps.
La télévision, d'emblée, c'est un son agressif, un rythme heurté, une fragmentation du récit. Et c'est dans ce discours que font irruption les visages des « fantômes électroniques ». Les voici eux-mêmes, les morts, qui viennent réclamer leur dû. « Réparation symbolique », suite. Nous sommes dans la rétro-science-fiction, puisque l'émission « Mwaramutse »se situe en 1995 et que, nous le savons trop bien hélas, l'univers des ondes, jamais ne fut secoué de quelque apparition venue de l'au-delà. Une dette se crée : « cela aurait dû arriver » (Yolande Mukagasana). Ce passé imaginaire en lui-même est comme une première tentative réparatrice. Ils ne font pas seulement entendre une autre langue et un message, ils troublent l'ordre même du discours télévisuel.
Ils dérangent. Mais ces espèces d'«aliens» sont aussi autant d'énigmes, notre cerveau spécule sur ces paroles incompréhensibles. Avec de telles expressions sur les visages, que disent-ils ? Et quand nous obtenons la traduction, si nécessairement décalée de nos réponses imaginaires, nous devons affronter à la fois ce que peut signifier cet écart et ce que les Morts ont vraiment dit.
Que ces morts ne s'expriment pas clairement n'est pas seulement goût africain pour la métaphore. Tout comme au Rwanda, en Europe, jadis, les dieux, les morts, les ancêtres, s'adressaient aux vivants par énigmes.
Un rêve à déchiffrer, un oracle à interpréter. Pourquoi ? Parce qu'en cherchant le sens du message les vivants travaillent, doivent penser, réfléchir, se questionner, et le plus souvent : se remettre en cause.
Et c'est bien aussi pourquoi le professeur Kamali ne répond presque jamais directement à Bee Bee Bee.
A la fin, il se dérobe complètement à sa question et la renvoie à l'expert suivant. Tout au long de son intervention, il lui a donné des indices, a provoqué des chocs émotionnels (l'enfant), et, en fait, a substitué d'autres questions à ses questions initiales. Il a agi comme un parfait devin. Elle venait pour comprendre rapidement et clairement les messages des morts et repart avec une interrogation sur elle et sur nous tous.
L'intérêt dramatique de cet affrontement, c'est que Kamali opère ce travail à l'intérieur du dispositif de­ l'ennemi, en feignant de jouer ses règles. Les fantômes électroniques étaient totalement incongrus, étrangers au système. Leur représentant vivant (Kamali dit «mes morts») semble intégré aux conventions occidentales.
Il accentue les caractéristiques du rôle que la télévision lui attribue : le «spécialiste» ; il parle aussi un français plus sophistiqué que ses interlocuteurs ; il crée sans cesse les conditions d'être indispensable, irrécusable, pour mieux transgresser le cadre étroit où la vedette du petit écran voudrait le confiner. Cette confrontation implique donc davantage que le choc de deux cultures : le devin des oracles fait son œuvre. Après le passage de Kamali, Bee Bee Bee ne sera plus jamais pareille.
Cette profonde secousse intérieure, Colette Bagimont et le Chœur des Morts vont en faire un séisme.
Comme personne ne peut souffrir longtemps un tel état affectif et mental, il lui faudra chercher à l'apaiser en lui trouvant un sens, des causes, une solution.
Dans sa profession et avec son profil psychologique, l'issue lui paraîtra claire : prendre la tête d'une croisade télévisuelle pour la vérité et la justice.
C'est ici, qu'il convient de préciser le délicat problème de sens que pose le personnage. Rien ne serait plus faux que d'en faire (et pas seulement l'actrice, mais nous tous) une héroïne ayant fonction d'exemple. Pour rester dans le monde brechtien, ce n'est pas une Pélagie Vlassova mais bien une Sainte Jeanne des Abattoirs.
Le problème dramaturgique de Bee Bee Bee n'est donc pas nouveau, mais convenons qu'il est rarement bien résolu. Voici un personnage que, tout comme « Sainte Jeanne », le spectateur trouve un tantinet ridicule voire un peu odieux au départ, dans un cas une salutiste dans l'autre une star des médias. Pas d'identification du public avec elle. Mais au fur et à mesure, le chemin d'expérience et de connaissance qu'elle parcourt, c'est bien celui que le spectateur est invité à suivre ... et, à vrai dire, c'est celui des auteurs même du spectacle : choc émotionnel, tempête de questions, désir et quête de savoir, engagement dans le travail, menaces et persécutions, etc. Ce qu'elle apprend, le spectateur l'apprend avec elle. Notre but, idéal, serait qu'il ne l'apprenne pas comme elle.
Tout comme Sainte Jeanne, le monde conceptuel, politique, moral de Bee Bee Bee, ne permet pas de mener à bien, c'est-à-dire réellement, dans les faits, la lutte pour que «plus jamais» le génocide ne ravage l'humanité. Elle vit, du début à la fin, dans une aventure idéaliste et individualiste que sa grande générosité nous rend sympathique, mais dont nous devrions aider le spectateur à discerner les limites.
Or, ceci n'est pas simple. Brecht n'a jamais rejeté globalement l'emploi de l'« identification», il a écrit sur son emploi pondéré. SAINTE JEANNE DES ABATOIRS ou MÈRE COURAGE n'auraient aucune valeur didactique si l'identification et le détachement n'y jouaient tour à tour. Il devrait en aller ainsi avec Bee Bee Bee.
Et cela éclaire aussi le sens d'autres personnages. Dos Santos ? Un Bee Bee Bee aussi doué, moins brillant, plus «gentil» (il ne veut pas seulement contenter tout le monde, mais encore plaire), plus équilibré, plus soumis, plus «moderne», etc. Bagimont ? Une Bee Bee Bee qui serait matérialiste, émotive sans hystérie, généreuse sans aveuglement, convaincue sans emphase, patiente et résolue avec presque férocité. Et nous parlerons de Jacob plus tard. Bagimont, Jacob et le Chœur des Morts deviendront en quelque sorte les «anges» de Bee Bee Bee. Ils prolongeront ce que cet ange qui l'a blessée, Kamali, avait entrepris.
A ce stade du spectacle, le génocide après avoir été perçu par le public à travers des voix, des récits, des visages, des corps, est devenu une question. Celui qui porte cette question sur scène, Bee Bee Bee, est un être qui commence à l'intéresser, mais avec lequel l'identi­fication ne joue pas encore.
On peut retenir aussi pour notre réconfort, que le début d'une rupture avec son mode d'être conforme, advient à Bee Bee Bee par une émotion inattendue.
Son cœur n'était donc pas parfaitement contrôlé, l'adaptation au système presque parfaite, mais pas totale. Il est bon de se dire qu'un certain déséquilibre, un défaut, une blessure, un vice (mais oui), une faiblesse, peuvent devenir l'occasion d'un bouleversement capable de conduire vers le plus grand et le plus énergique engagement.
Si Bee Bee Bee n'est pas la Pélagie Vlassova des médias, elle offre un potentiel d'une grande valeur. Davantage de Bee Bee Bee ouvrirait davantage de chances à des bouleversements fondamentaux d'advenir. Qu'elle ne rencontre personne capable de l'armer dans ce sens n'est pas «sa faute» mais une circonstance historique - celle où nous vivons.
 
18 février 2000
 
L'arrivée saisissante du dernier «fantôme électronique», la jeune fille qui perturbe en direct l'émission de Bee Bee Bee, la traduction et l'interpré­tation de son message par Colette Bagimont, sont les derniers éléments nécessaires au basculement de l'héroïne comme du spectateur dans la nouvelle dimension de la pièce : l'enquête.
Au passage, une retraite possible a été fermée. L'irruption de la jeune fille, selon Colette Bagimont, est d'abord une protestation sémantique. Le refus de désigner les événements de 1994 au Rwanda comme une «tragédie», le devoir de les nommer comme il se doit : un génocide. Entre les deux termes, exclusion du fatum et donc questionnement des causes et des responsabilités. Par là même, les Morts ont aussi fermé les yeux à un spectacle de déploration, de bons sentiments, voire même de témoignage et de constat objectif. Le message interprété par Bagimont proscrit d'avance cette issue et prescrit un autre chemin : «pourquoi ?».
A la différence de janvier 1999 et même d'Avignon, cette conclusion est mise en valeur, l'engagement de Bee Bee Bee prend même un tour assez solennel. Autrefois, on avait l'impression que Bee Bee Bee sautait le «pourquoi» mis en évidence par Bagimont pour en finir avec une émission dont le contrôle lui avait largement échappé, et sa promesse ne semblait pas sérieuse - Impression renforcée par l'indicatif électronique discordant qui la coupait en plein dans sa tirade - Tout finissait en queue de poisson - Il était difficile après cela de croire à son engagement résolu, tel qu'il se manifeste dès le début de la troisième partie.
A présent, non seulement elle tire avec force les conclusions de l'émission et prête quasiment une sorte de serment devant les téléspectateurs, mais nous en soulignons l'importance en lui donnant pour la première fois tout l'écran. Le public voit Bee Bee Bee «humaine» et Bee Bee Bee télévisuelle, géante, affirmer clairement qu'elle accepte en notre nom à tous sa dette envers les Morts, et qu'elle veut mettre «toute la puissance dont ( elle) dispose»au service de cette cause[i].
Et les Morts la prennent au mot - Ils viennent la chercher par la main, gentiment mais fermement, pour la soumettre à la « Litanie des Questions » - Pendant trente minutes un feu roulant de questions rwandaises va l'enve­lopper, et la musique va contribuer fortement à accentuer cet aspect obsessionnel- cela s'appelle d'ailleurs musicalement un «ostinato».
Le développement de l'orchestration, l'adjonction du tambour de Muyango puis des voix, toute cette progression enivrante rappelle un peu la sensation du «Boléro» de Ravel où, à la fin, l'auditeur finit par être noyé dans le thème. Bee Bee Bee est quelque peu noyée dans les questions.
A la différence du Boléro, ce grand mouvement est régulièrement interrompu pour repartir de plus belle, il y a des pauses. Ces pauses, le refrain chanté, ont pour effet de ramener chaque fois tout ce que nous venons d'entendre, tout ce paquet de questions, à son objet : «ces appareils qui diffusent l’information ... »
Car à travers Bee Bee Bee, ce sont ici les médias qui sont mis littéralement «à la question». Trois choses sont adressées simultanément aux spectateurs pendant la « Litanie ».
D'abord, une grande quantité d'informations. Beaucoup de celles-ci leur échappent, d'autres sont très claires, mais de l'ensemble ils retiennent bien sûr le sentiment de leur ignorance et de la complexité d'un problème que, sans doute, comme la plupart, ils avaient étiqueté facilement : conflits ethniques. Le texte est construit de manière à ce qu'on sente bien que seuls des fragments d'une énorme histoire sont communiqués.
Ensuite, la stigmatisation du rôle des médias et presque la disqualification de leur usage, quelles que soient les bonnes intentions proclamées : «une hyène rusée...»etc.; le Chœur dit aussi : « ils infectent les cœurs et souillent les esprits».Deux différences avec Avignon : on ne les présente plus comme « la source du mal », ce qui était erroné, mais comme ceux qui ont propagé l'épidémie ; ensuite on adopte le temps présent : « ils infectent... » car le Chœur ne les met pas en cause seulement pour la période du génocide, mais jusqu'à aujourd'hui même. Il ne s'agit pas seulement de RTLM, véhicule de mort, mais de toute l'information dans les pays occidentaux, et ceci reste d'actualité.
Enfin, la mise au défi de Bee Bee Bee et de cette «puissance» dont elle dit disposer. «Diront-ils...? Parleront-ils de... ? Qu'ils n'oublient pas de dire... » etc. Le Chœur prend Bee Bee Bee au mot de son serment, mais il lui donne aussi la mesure de ce qui devrait être osé.
Le tout a déjà l'allure d'un dossier d'instruction : des noms, des dates, des faits s'accumulent. Un procès reste à instruire. Est-ce que la TV peut être ce lieu de vérité et de justice ? Les refrains semblent induire que non.
Face à nous, pétrifiée sur sa chaise, tout le Chœur rassemblé dans son dos, Bee Bee Bee encaisse. Désormais, la musiqueprévoit une réaction récurrente : parfois, dans le flot de la litanie, Bee Bee Bee poussera quelques notes sur un simple son « Ha! », comme sielle était suffoquée et que son cœur débordait. Et ce devait être son cas, et le nôtre. Fin de la deuxième partie. Entracte. Finalement Bee Bee Bee restera immobile, muette, seulement elle pourra, vers la fin de la «Litanie», se cacher le visage dans les mains.
Il faut remarquer qu'au début comme à la fin de ce premier grand pan de la pièce, l'humanité comme genre et famille constitue notre véritable interlocuteur dans notre travail.
Yolande commence son témoignage par «je suis un être humain de la planète Terre»et elle conclut debout, main levée paume vers nous : «moi, Yolande Mukagasana, je proclame à la face de l'humanité...» ;de même, le Chœur termine la «Litanie des Questions»en disant : «À travers nous, l'humanité vous regarde tristement»; etc.
Ce type d'adresse, jugée par certains trop solennelle, emphatique, est pourtant la seule mesure juste de la question posée par 1994. Les gens massacrés avaient été exclus de l'humanité. «Si c'est un homme».Cette question est entre les mains de tous, elle restera vaine tant qu'un génocide sera regardé comme un « dommage collatéral » de l'évolution. Celui quipense comme cela est déjà prêt à accepter, un pas plus loin à justifier, un pas plus loin à participer à l'horreur.
Il nous paraît aussi heureux que tout ceci s'achève dans un grand mouvement musical où les deux cultures, occidentale et rwandaise, coexistent avec bonheur, sans s'exploiter, sans concessions. Il y a dans cet acte même comme la promesse d'un dépassement possible des questions posées. En tout cas, dans cette direction : pouvoir œuvrer ensemble dans le respect des différences.
 
25 février 2000
 
Pour une fois, commençons par une attention plus marquée pour les formes dans ce «chemin du sens»; ce ne sera pas vraiment un détour. A la reprise du spectacle, l'orchestre interprète le «Prélude 2» - Il débute par un appel de clarinette, rappel du Prélude quiouvrait la pièce. Mais à la différence de ce premier morceau, il inclut des chanteuses et une récitante. En effet, le «Prélude 2» n'a pas seulement pour fonction de créer un climat favorable à la réception de l'œuvre, il fait explicitement la transition entre «La Litanie des questions» et «Ubwoko»[ii]. La récitante déclare :
 
«Mesdames et Messieurs, vous avez vu et entendu
Itsembabwoko - génocide
et Mwaramutse - Avez-vous passé la nuit ?
Madame Bee Bee Bee a été durement ébranlée,
son cœur déborde, son petit cerveau travaille éperdument.
Elle se demande avec nous : Comment
on peut tuer un million d'hommes
si facilement
en 1994?
Ubwoko Ubwoko Ubwoko Ubwoko
Voici un mot-clé.
Ubwoko : nous y sommes,
Et c'est le mot-clé.
Dans ce mot grondent plusieurs décennies
d'ignorance, de mensonge, d'oppression,
d'exploitation, de haine, de honte, d'exil et de sang.
Ubwoko
Madame Bee Bee Bee commence un long
et dangereux voyage».
 
Nous retrouvons là comme une évocation des introductions de scènes chères à Brecht et rarement dépourvues d'amicale ironie. Cette façon de débuter la troisième partie du spectacle annonce, par elle-même, certaines des différences importantes avec les parties précédentes. Tout comme le Prélude nous indique que nous sommes avec Bee Bee Bee au seuil d'Ubwoko (un long et dangereux voyage), les scènes suivantes seront précédées d'un titre et/ou d'un commentaire plus ou moins explicite. Jusqu'ici RWANDA 94 n'avait pas balisé ainsi son déroulement. Seulement : «ltsemba­bwoko, génocide» avait été prononcé à haute voix par Garrett List à la fin du « Prélude 1 », introduisant le récit de Yolande Mukagasana. L'émission de télévision ne s'annonçait pas, mais son titre revenait à plusieurs reprises dans l'écran avec les portraits des «fantômes électroniques» : «Mwaramutse 1995 ». Mais pour la troisième partie il en va différemment, accentuant ainsi le caractère de trajet, chemin, voyage «initiatique» de Bee Bee Bee, ainsi que le côté prémédité, délibéré du choix des sujets des scènes. Cependant, ces équivalents des panneaux brechtiens, ou des têtes de chapitre d'anciens romans («où l'on découvre que..., où notre héros...» etc.), ne seront pas toujours formalisés de façon identique. Parfois titre projeté sur le grand mur, parfois dit par un acteur, ou comme dans ce « Prélude 2 » - chanté / parlé.
Si ce balisage du chemin d'« Ubwoko » rappelle donc d'anciens procédés, c'est aussi que toute cette partie s'inscrit dans une théâtralité plus proche de dramaturgies déjà connues ; elle en fait même clairement usage et citation.
La raison évidente de ces emprunts à la tradition tient au rôle central désormais de Bee Bee Bee, et la présence d'un tel personnage de fiction reconduit nécessairement certaines formes dramatiques. Cependant, comme nous le verrons plus tard, «Ubwoko» produit encore des moments de «trouble», de jeu sur la limite de la représentation à l'intérieur de cette narrativité plus convenue.
     Théâtralement, cette partie présente deux différences significatives avec les précédentes :
- La rupture fréquente de la «frontalité» scénique qui dominait jusqu'ici et un certain retour au «réalisme» des mises en place et du jeu.
- La perturbation, dans chaque scène, de cette convention réaliste, progressivement plus forte jusqu'au basculement complet dans l'onirisme (scènes des « Visions»).          
La première scène d'«Ubwoko», «Nécessité du savoir», illustre clairement ces deux types de changements, et aussi l'usage très spécial, des références «réalistes» dans cette partie du spectacle.
Nous sommes au bar de l'Hôtel Intercontinental. Quels éléments permettent d'évoquer cette situation? Le grand mur rouge prend figure de décor de luxe, il fait assez «palace». Devant, un serveur africain, signe de «classe» de certains établissements. A une table, un homme assis devant une consommation. Une touche musicale complète le tableau : un pianiste laisse traîner ses doigts sur le clavier comme il en va souvent dans ce gente d'établissement. Et c'est tout.
Mais d'autres éléments donnent à ces signes un réalisme relatif : la présence de l'orchestre, la présence du Chœur des Morts, table et chaises en métal pur ; la boisson ? un verre d'eau claire. Et dès ses premiers mots le personnage, Jacob, est dans l'adresse directe au public.
Arrive la personne avec qui il a rendez-vous : Bee Bee Bee. Son entrée est soulignée par l'orchestre, elle porte, bien visible, un micro émetteur devant la bouche, dans l'idéal elle serait environnée d'un halo de lumière...
Ses premiers mots, aussi, s'adressent au public. Puis les deux personnages font connaissance, retour à davantage de réalisme ? Oui, mais elle parle amplifiée légèrement avec une typique «voix micro» et lui d'une voix naturelle. Oui, mais il s'exprime régulièrement à la troisième personne pour le public : «me dit alors Bee Bee Bee», comme s'il était à la fois protagoniste et narrateur... et, de surcroît, à certaines propositions fortes de Bee Bee Bee, l'orchestre intervient pour enrober et soutenir ses paroles, toujours pour elle, jamais pour lui, comme si la voix des sirènes devait tenter Ulysse, et le Chœur des Morts rappellera en chantant son avertissement sur les médias. Plus loin encore dans le cours de la scène, le mur s'ouvrira pour permettre la projection d'un document que Bee Bee Bee désire faire voir à Jacob.
Il s'agit donc d'un réalisme très distant et très formalisé ; en même temps, entre eux surtout, le jeu des acteurs doit être vivant et point trop solennel. Comme si la convention étrange où ils sont impliqués n'empêchait en rien l'évocation de la réalité, mais lui conférait aussi le caractère d'une fable.
De quoi cela parle-t-il, au fait, et que se veulent-ils ? La scène s'intitule «Nécessité du savoir». Bee Bee Bee, au terme de la «Litanie», est entrée dans un grand désir de savoir. Mais, et ceci constitue déjà une rupture signifi­cative avec son milieu, elle ne se croit pas suffisamment armée pour dégager seule un savoir utile des informations qu'elle entend récolter - elle veut un partenaire, tout à la fois mentor, ange gardien, témoin, de son parcours. Et elle ne l'a pas choisi, deuxième rupture, parmi les spécialistes, les diplômés et les confrères, mais sur d'autres critères.
Anecdote parlante ; quand après lecture d'une première version je demandai à l'auteur de cette scène, Jean-Marie Piemme, quel était l'aspect physique de Jacob dans son esprit, et que je suggérai certains vêtements assez typiques du milieu universitaire, il me répondit : «Mais pas du tout! Pas ça! C'est un autre genre d'homme, disons : un facteur par exemple.» Cette indica­tion donnait un tout autre sens au chemin déjà fait par Bee Bee Bee, et sur le type d'aide qu'elle attendait de Jacob. Je proposai alors une profession qui accentuerait ces caractéristiques ( «facteur» impose un uniforme) et il accepta : ébéniste. Ces artisans au métier séculaire, plutôt solitaires, proches des matériaux nobles et dont la fonction est de créer des choses à la fois utiles et belles.
Cet ébéniste est un juif, famille anéantie dans la Shoah. De ces différents aspects du personnage, et de ceux qu'on peut en déduire, le choix de Bee Bee Bee apparaît plus clair, plus moral que technique, plus humain que spectaculaire. Elle lui demande de l'accompagner dans son voyage, il y était prédisposé, le voilà qui hésite.
Le Chœur renforce ses doutes. Dès les premières minutes de la scène, une question revient : cet outil, la télévision, est-il le lieu possible d'un pareil travail ?
Alors Bee Bee Bee montre deux choses. «Regardez-­moi », dit-elle d'abord. Elle dépose son casque-micro, renonce à son halo. Elle s'offre naïvement à son regard, sûre qu'il ne peut pas ne pas lire sa parfaite sincérité. Mais ce serait encore un gage bien faible de la justesse d'une démarche. Aussi lui montre-t-elle un extrait de journal télévisé, celui de France 2, présentateur Bruno Masure, invité : Jean Carbonare, représentant de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme, de retour d'une mission au Rwanda ; nous sommes un an avant le génocide. L'homme parle du rapport de cette mission d'enquête, il a les larmes aux yeux, il appelle à l'aide. Il dit que le génocide est en route, et sur décision prise au plus haut niveau. Il dit que la France a les moyens de l'empêcher.
En passant ce document, Bee Bee Bee obtient l'adhésion de Jacob à son projet. Cette femme s'est débarrassé d'une part de l'insupportable suffisance de sa fonction ; elle a aussi montré pourquoi la télévision doit être un des lieux de réparation du crime.
Ensemble que vont-ils faire ? Elle pose la question la plus simple : «hutu, tutsi, qu'est-ce que cela veut dire? ». «Je veux en savoir davantage»,dit Jacob.
 
      Le spectateur, en principe, a fait un pas de plus du côté de Bee Bee Bee. Non pas essentiellement parce qu'elle paraît plus sympathique, plus désarmée, mais parce que le fragment de journal télévisé et l'appel de Jean Carbonare, irruption-intégration du réel dans le fictif, réunit brièvement salle et scène dans une même communauté : ceux qui pouvaient savoir, ceux qui auraient pu réagir. Nous.
 
3 mars 2000
 
La scène se dispose comme pour une conférence classique, austère : une table de métal au centre du plateau, un verre d'eau, une chaise, un orateur face au public. Madame Bee Bee Bee et Monsieur Jacob sont placés du côté salle, voire dans la salle, ils deviennent des spectateurs. Nous.
Voici la seconde scène, après celle de Yolande Mukagasana qui ouvrait le spectacle, à se tenir sur la limite de la représentation. Est-ce encore du «Théâtre ». L'expérience nous a montré que l'immense majorité du public accueille avec un intérêt soutenu et presque avec soulagement un moment où il reçoit enfin des éclaircissements précis sur toute une série de notions restées obscures pour lui dans le déroulement de la pièce. La conférence a déjà été applaudie spontanément (Avignon). Mais ceux pour qui la question est de savoir «si c'est du Théâtre ou pas du Théâtre» - et qui, bien sûr, savent ce qu'il en est, peuvent être dérangés par cet objet. De même que pour le monologue de la rescapée. En Avignon, un spectateur est sorti bruyamment dès les premières phrases de Yolande, aux mots : «je ne suis pas une comédienne».
Outre ce que trahit d'une humanité défaillante pareille réaction, elle traduit aussi une conception du «théâtre» particulièrement étriquée. J’ai envie de dire : une conception émasculée. Il n'est pas sans intérêt d'examiner un instant comment et où, en fonction de quoi, on pourrait tracer cette ligne, cette limite à ne pas franchir sous peine de sortir de la théâtralité. Non pas par pure spéculation académique, mais parce que les deux moments «à la limite» dans RWANDA 94 résultent d'un choix délibéré, et qu'ils s'articulent précisément aux deux préoccupations fondatrices du spectacle : la réparation symbolique envers les victimes du génocide (Yolande), la nécessité de savoir et comprendre (la conférence).
Remarquons d'abord que nos censeurs semblent savoir avec précision où se situe cette limite ; et nous, nous trouvons très complexe cette question. Par exemple, feront-ils une différence, et laquelle, entre les trois notions de théâtre, spectacle et représentation ? Une soirée au music-hall ou au cirque, c'est du spectacle, un défilé militaire du 14 juillet aussi, un rassemblement nazi à Nuremberg aussi. Dirons-nous que nous sommes là dans l'ordre du «réel» seulement ? N'y entre-t-il aucune manifestation du «symbolique» ? Bien sûr que si.
Or du symbolique manifesté dans le réel, c'est bien au moins une part considérable de ce que nous nommons «représentation», et aussi «théâtre». Au demeurant, nos censeurs sont irrités par Yolande et la conférence, ils supportent je crois très bien les spectacles équestres de Zingaro. Or, à notre connaissance, le cheval n'élabore pas consciemment la symbolique dont il participe.
Où l'on commence à vérifier que du réel dans l'ordre de la représentation s'accepte ou se rejette peut-être en fonction d'appréciations politiques et esthétiques.
Bien sûr, il ne suffit pas de manifester «du symbolique» dans «du réel», pour être au théâtre.
Par exemple : la Messe, ou les Bacchanales. Nous croyons fermement que le théâtre s'est constitué en sortant de ce type d'événements. Le théâtre vient peut-être du «sacré», mais précisément au moment où il s'en dégage. De même pour d'autres événements : jeux du cirque, sports, etc., mais la limite est loin d'être claire. Un spectacle de strip-tease très élaboré des années soixante, mettons : en costume de religieuse, sur un texte libertin du XVIIIème siècle et musique ad hoc. Théâtre ou pas théâtre ?
Sans aller plus loin sur cette question (non pas faute d'idées mais ce n'est pas le lieu), remarquons que ce qui a toujours profondément dérangé au théâtre, à travers les siècles, c'est bien sa part de «réel» ; c'est ce que ne supportaient pas les Pères de l'Église ; et l'on remarquera que davantage que le théâtre ce sont les comédiens qui furent excommuniés, c'est-à-dire l'élément réel essentiel de la théâtralité, la haine se concentrant avec une férocité particulière sur les actrices, naturellement.
Or, l'ambiguïté, le paradoxe, la perversion, et donc le plaisir, c'est que si l'on n'accède au «théâtre» qu'en sortant du « réel », ce que l'on y aime d'abord, sa force, sa magie, c'est la part de réel. D'où la complexité et le trouble des solutions dramaturgiques autour de ce problème. Interdiction des femmes dans certains genres et à certaines époques, mais quel charme exact dégagent des garçons et parfois des vieillards, jouant des rôles féminins ? Usage du masque et de la voix musicalisée en «éloignement» du «réel», mais quelle séduction nouvelle en résulte ? Si je désire Andromaque ou Hermione, quel étrange amalgame ne fais-je pas entre les alexandrins et la bouche, la voix, les seins, la marche de l'actrice réelle.
Et jusqu'où cela va-t-il ? Aujourd'hui on s'embrasse vraiment sur scène. Vraie salive, vraie langue, amour feint. Mais, bien sûr, on ne tue ni ne mutile vraiment. Normal. Mais le baiser, c'est normal ? Et tuer un animal dont pourtant on mange tous les jours? Essayez un peu de tuer un poulet ou même un poisson sur scène, vous verrez les protestations.
Mes amis, cette question est loin d'être aussi claire que nos censeurs semblent le penser. En fait, « ce n'est pas du théâtre» sert surtout à dire : je ne supporte pas ce qui se passe. Grotowski, Kantor, le Living Theatre, Bob Wilson, ont tous reçu cette aubade. Le pauvre petit Groupov est honoré d'en hériter à son tour.
Donc, la Conférence. Réelle, certes. Mais clairement inscrite dans l'ordre de la « représentation ». Comment pourrait-on prétendre le contraire ? Un conférencier « joue », toujours. A plus forte raison celui qui joue au conférencier.
Dans cette demi-heure, beaucoup de choses sont communiquées. Non pas la « vérité» sur la question hutu/tutsi, mais le nettoyage au moins de tout ce qui est assurément faux. Et, à travers l'histoire, c'est-à-dire la constitution de ces identités, des divisions, des souffrances et des haines qu'elles ont engendrées, la claire évidence que nous, Européens, sommes intimement liés aux prémisses, à la structuration et au déroulement de l'horreur qui en a résulté. La Conférence ne le dit pas, mais ce qu'elle pose rend impossible l'assertion courante : « Ils sont comme ça, nous n'y sommes pour rien ».
Sur un autre plan, celui de l'économie du spectacle, la Conférence est à la fois travail et repos. Le spectateur apprend, réfléchit, conteste, il ne cesse pas d'être actif, mais ses sens et sa sensibilité sont peu sollicités. Ils l'ont abondamment été précédemment. Ce n'est qu'un répit. Tout comme Bee Bee Bee, d'autres épreuves l'attendent. Au moins les affrontera-t-il mieux armé. On l'espère.
 
10 mars 2000
 
L'épisode précédent ayant fait la part belle au chemin des formes, et du sens de telle forme dans la conférence à ce moment du spectacle, revenons un instant sur la nécessité de ce qui tente de s'énoncer dans l'exposé du conférencier.
Nous avons déjà révélé deux justifications : communiquer aux spectateurs des notions élémentaires restées sans doute obscures jusque là, et ce d'un point de vue historique ; c'est-à-dire dans la dynamique de leur évolution, du Rwanda pré-colonial jusqu'au génocide.
A travers cet historique succinct, la mise en évidence des responsabilités occidentales dans l'avènement et le déroulement de cette abomination.
Il existe une troisième justification à la conférence, et précisément sous cette forme quasiment didactique : le début d'une réparation symbolique dans l'ordre du savoir. La «réparation symbolique» envers les morts à l'usage des vivants, étant le sujet même de RWANDA 94, elle s'exerce ici dans un domaine essentiel à l'intelligence des événements et jusqu'ici inabordé dans le spectacle : les sciences humaines[iii].
Mao Tse Toung a écrit jadis un texte sur le processus de la connaissance, intitulé : « D'où viennent les idées justes? ». La conférence sur les « ethnies» et l'ethnisme au Rwanda pourrait se sous-titrer : « D'où viennent les idées fausses? ». Dans son essai, Mao rappelle que les idées, ces choses abstraites, lorsqu'elles s'emparent de grandes masses d'hommes, se transforment en force matérielle. Dans le cas du Rwanda, il est absolument indéniable que des millions de gens ont cru en certaines idées et ont orienté leurs actions en fonction d'elles. Or, sous le rapport de l'histoire des catégories identitaires, ces idées étaient généralement fausses. Mais, pendant des décennies, elles ont reçu la caution des « hommes de science» et, au-delà, des pédagogues, des prêtres, des journalistes, etc.
Le Rwanda est, hélas, un exemple «chimiquement pur» du désastre que peuvent provoquer des études scientifiques quand elles sont conduites sur base de préjugés idéologiques (sur les races, les civilisations, l'histoire) dans le cadre général de projets politiques visant à la domination voire l'hégémonie[iv]. N'en prenons qu'un exemple : un livre célèbre des années cinquante, LE SYSTÈME DES RELATIONS SOCIALES DANS LE RWANDA ANCIEN de Jean-Jacques Maquet, cité dans toutes les études, livres, thèses, etc.
L'auteur, appartenant à l'école dite fonctionnaliste, cherche manifestement à prouver que le «système» en est bien un, d'abord, et ensuite : qu'il fonctionne. Il y a d'un bout à l'autre de l'ouvrage, la volonté de prouver cet a priori.
Ensuite, examinant ce qu'il croit être le « système », il se dispense d'en étudier la genèse, les étapes de la formation sociale qu'il affirme décrire ; il est aussi apparemment dispensé d'examiner les exceptions, singu­larités, contradictions, qui accompagnent toujours tout « système». Enfin, chose inouïe, il signale (dans une note, même pas dans le corps du texte) que, sur le plan méthodologique, son travail résulte d'une enquête sur le terrain auprès de plusieurs centaines d'informateurs, tous Tutsi ! Justification: le pays était jadis administré par les Tutsi, si l'on veut savoir comment il fonctionnait, autant s'adresser à ceux qui dirigeaient.
Où l'on constate la somme de deux préjugés non négligeables :
- dans un système social, les subalternes supposés n’ont aucune information valable à fournir sur l’administration ;
     - les Tutsi exclusivement occupaient des postes à responsabilité.
Chacun peut avoir sa propre opinion sur le premier point, éminemment discutable, mais quant au deuxième, il suffisait à l'ethnologue de faire un peu d'histoire pour découvrir la réforme Mortehan de 1926 où la Belgique destitua 430 chefs hutu et 40 chefs twa[v]. Le livre de Jean-Jacques Maquet comporte des photos, parmi les premières, des portraits «typiques» des trois ethnies.
Cet exemple n'est pas le pire, loin de là. La conférence « Ubwoko » ne peut réparer tout cela, mais elle peut indiquer que cette instance, le savoir, les sciences, de 1896 à nos jours, a joué un rôle effectif dans la vision que les colonisés ont reçue d'eux-mêmes et qu'elle a été enrôlée en toute innocence dans la conception du monstre qui allait se réveiller en 1959 et se déchaîner en 1994[vi].
Après la conférence, Madame Bee Bee Bee et Monsieur Jacob commencent une lente et silencieuse promenade, pendant que des accords s'égrènent sur la cithare, l'inanga, et qu'une mélopée s'élève : Naho Se BeneWacu. « Et les gens de chez nous? ». Le Chœur des Morts, assis, calme, digne, mais sans aucun doute profondément triste, pose la question de la responsabilité du peuple rwandais lui-même dans le génocide. Il était bien que ce blanc, ce Muzungu, tente de mettre en évidence la responsabilité des siens. «Et nous? C'est les gens de chez nous qui l'ont fait », disent-ils. Que ce soient les victimes, rescapés, exilés, les acteurs du Chœur des Morts qui posent cette question au nom de tous, dit assez à quel point, en dépit de l'ethnisme, les Rwandais sont une nation. Six ans après le génocide, des Rwandais s’interrogent avec une franchise que les Français ont mis près d'un demi-siècle à acquérir à propos de Vichy, et le processus est loin de faire l'unanimité.
Leur réponse ne peut être encore une fois que fragmentaire. Trois éléments se dégagent de leur complainte : le poids du respect de l'autorité ; la passivité devant le crime prépare les massacres de demain ; un peuple dont on a déraciné brutalement la culture oscille entre la folie et le meurtre.
          Pendant ce temps, Madame Bee Bee Bee et Monsieur Jacob sont arrivés à l'appartement de celui-ci. Collé à l’ombre de Jacob, un des Morts du Chœur, invisible, les accompagne. Pendant toute la scène, il se tiendra là, tel un ange, près de Jacob surtout.
La scène «Si c'est un homme», d'après le titre et le poème de Primo Levi, pose une question qui s'est imposée lors des réunions de «Bagimont III»après Avignon. Que restait-il d'essentiel que nous n'avions pas traité ? Ceci devait s'insérer lors d'un «Comité de Rédaction».
Mais nous avons privilégié la relation Bee Bee Bee / Jacob, plutôt que la cuisine intérieure de la télévision. Après tout, pourquoi est-il là, ce juif ? Parce-que lui seul peut tenter de répondre à une question qui demeure obscure à Bee Bee Bee comme au spectateur après la conférence. Oui, on peut mépriser, on peut haïr, mais cela explique t’il comment on en vient à massacrer l'enfant de son voisin, à éventrer et brûler vif pendant trois mois ?
Là m'est venue l'idée que Jacob avait survécu à Kielce. Ce pogrom de 1948 où des rescapés d'Auschwitz ont été tués par des Polonais. La question est : qui tueriez-vous dix fois, cent fois si nécessaire ? Et donc la sous-question : comment peut-on me faire croire qu'un homme n'est pas un homme ? La scène doit être intime, paisible, entre le samovar et la tasse de thé, entre Bee Bee Bee, Jacob et - invisible - le fantôme rwandais.
Au moment où Jacob va raconter l'événement où son frère a péri, le Mort rwandais pose doucement la main sur son épaule. On devrait comprendre: «Va, ami, vas-y ; c'est difficile, mais parle.» Le Mort aide Jacob qui aide Bee Bee Bee.
À ce moment, sur le chemin du sens, en mettant nos pas dans ceux de Bee Bee Bee, nous avons appris et ressenti plusieurs choses nouvelles à propos du génocide. Son histoire et la façon dont les Rwandais s'interrogent, par exemple. Jacob nous a aussi amené devant ces ques­tions fondamentales : Comment exclut-on des hommes de l'humanité ? Et jusqu'ici, les réponses importantes mais imparfaites, ont pu laisser croire qu'elles ne nous impliquaient pas directement. La colonisation ? ce sont nos grands-parents ; l'Église? je ne crois ni ne pratique ; la télévision? ce n'est pas nous qui la faisons, quand même! etc. Mais voilà que Monsieur Jacob dit à Bee Bee Bee : «Il y a des jours où je comprends les assassins, l'horreur nous mange aussi de l'intérieur», et plus tard : «Il y a des infamies sournoises, et vous y avez cru». Ces phrases sont pratiquement les seules du genre dans toute la pièce.
Il y a plusieurs manières sans doute d'interpréter la première. Mais elle peut renvoyer à tout un pan d'une problématique aussi complexe que le génocide, auquel RWANDA 94 ne fait pas d'autre place que cette brève allusion. Ce qu'on pourrait appeler la part d'abîme en chacun de nous, ou de manière moins grandiloquente ce qui relèverait d'une approche psychanalytique. Dans une tentative de réponse à la question de Bee Bee Bee au début de cette scène : «Pourtant, nous ne comprenons toujours pas ce qui se passe dans la tête d'un homme qui... », la psychanalyse et d'autres disciplines voisines pourraient être sollicitées.
Le spectacle ne leur fait pas de place pour deux raisons. Parce qu'il faut bien faire des choix et nous avons préféré nous centrer autrement. À ausculter la transgression des interdits, sauf à en faire le sujet même de la pièce et donc à se donner aussi les moyens et le temps des précautions, on risque la banalisation du génocide dans les généralités. Vérifier que nous portons tous cette potentialité criminogène, ne dit pas le crime, ne le rend pas plus lisible. Il est cependant impératif d'admettre, d'abord, que nous la portons bien, tous et chacun d'entre nous. Qu'elle n'est pas plus l'apanage des Nègres ou des Allemands que des Wallons ou des Corses. Mais ce qui permet qu'elle passe de la potentialité à la mise en acte, voilà ce qui nous importait.
Dans son adresse à l'humanité, à la fin de son mono­logue, Yolande Mukagasana disait jadis : «Ce monde ne renoncera à être violent que lorsqu'il acceptera d'étudier son besoin de violence». Pour nous, ces mots ne signifient pas, ou pas seulement, l'étude de l'agressi­vité ou de « l'instinct de mort » en chacun de nous.
Ils exigent qu'on fasse la lumière sur ce qui conduit à ce que le monde ait besoin de violence. Et c'est beaucoup plus large.
Quand Monsieur Jacob dit : «Il y a des infamies sournoises, et vous y avez cru», il pointe des discours. Qu'on y adhère ou pas, qu'on les transforme ou non en actes, peut relever de la psychologie des profondeurs, mais c'est en termes d'argumentation qu'ils se vendent et s'acquièrent. Ces discours sont portés dans le spectacle par les trois personnages à tête de hyène.
    Cet animal, généralement perçu comme antipathique, est-il une désignation trop lourde, trop appuyée, de ces discours ? Il se peut. Mais nous pensons par là signifier nettement que nous refusons l'innocence à ceux qui ne voient pas malice à les écouter et à les diffuser. Ce qui se passe aujourd'hui en Autriche, en France, en Flandre, en Italie, en Suisse, etc. n'autorise pas à transiger devant la «bonne foi» des colporteurs de poison.
Après Avignon, deux arguments ont joué contre cette scène. D'abord la nécessité impérative de réduire la durée du spectacle nous a fait envisager sa suppression ou sa très forte réduction. Ensuite, elle succède à la Conférence. Trois exposés, pour les deux derniers assez subtils, enchaînent donc à quarante minutes de leçon d'histoire ... Près d'une heure d'un même usage de la parole, c'était une économie dramatique manifestement désastreuse.
Le débat des auteurs a finalement écarté l'hypothèse de la suppression pure et simple, les langues adverses devaient avoir une place. Mais la réduction s'est révélée très difficile. Jean-Marie Piemme et d'autres ont proposé des versions très écourtées, elles ne fonctionnaient pas. Le but même de la scène y était manqué, car ces interventions devenaient presque une série rapide de slogans, le spectateur n'y retrouvait pas ce qu'on voulait l’inviter à reconnaître et démasquer : un discours aux apparences incontestables, mais profondément erroné.
De surcroît, les auteurs semblaient s’y donner le privilège de présenter l'adversaire comme un imbécile, avantage excessif et inefficace.
Nous avons alors commencé à envisager de changer la forme même de ce moment. Puisque, dans l'ordre d'exposés plus ou moins rationnels on ne pouvait réduire fortement sans anéantir l'objet, existerait-il une autre forme dans laquelle la condensation des arguments deviendrait licite, serait comprise comme «synthétique» d’un propos, comme son essence presque ? Et de là s'est dégagée l'idée de la chanson. Le spectateur sait qu'une chanson n’expose pas toute une théorie, mais que les expressions choisies qui la composent renvoient à un univers sous-jacent. Le principe de la chanson adopté, le genre est venu naturellement : un pastiche de comédie musicale que, déjà, les masques de hyènes autorisaient. Mais pastiche de quoi ? Les paroles ont été écrites sur le rythme et la mélodie d'un air très joyeux de «Mary Poppins », mais la composition de Garrett List propose finalement un mélange de sentimentalisme et de séduction qui n'exclut pas l'entrain - ce qui correspond assez bien à la façon dont les hyènes veulent apparaître à Bee Bee Bee.
Un dernier élément, en effet, structure la version actuelle : celui du chemin «initiatique» de Bee Bee Bee. Si l’on considère que, du premier choc qu'elle éprouve dans son émission jusqu'à ses grandes visions, elle opère un trajet émotionnel et intellectuel qui la transforme fortement, la scène des Hyènes peut jouer le rôle d’épreuve dans cette initiation. Un peu comme si elle rencontrait trois sphinges, ou toute autre espèce d'apparition dont elle devrait triompher pour poursuivre sa route. D'où la conclusion de chaque Hyène en forme d'invitation à chanter ensemble.
Il reste bien sûr à vérifier, à l'épreuve du plateau, si cette option n'apparaît pas trop incongrue dans un spectacle tel que celui-ci, ou si - au contraire - elle facilite l'envahissement onirique progressif qui caractérise toute cette partie...
Sur son chemin d'épreuve, Madame Bee Bee Bee affronte les Hyènes dans un ordre qui va du simple au complexe. De la première Hyène, Monsieur Cékomsa, le Chœur disait à Monsieur Jacob (ancienne version) : « Tout le monde l'a rencontré mais personne ne veut s'y reconnaître». Ce qui était un tantinet exagéré au vu des succès croissants de tous les discours démago-populistes.
Mais, pour la composition sociologique moyenne d'un public de théâtre, il est vrai que le style de Monsieur Cékomsa se dénonce lui-même. Le style... car, pour le fond, ne sont-ils pas nombreux à penser tout comme lui que depuis la fin des colonies, l'Afrique, c'est l'anarchie par conséquent, que les Africains n'étaient pas mûrs pour « l'indépendance» ? Quoiqu'il en soit, Madame Bee Bee Bee peut aisément franchir l'épreuve «Cékomsa» pour aller affronter beaucoup plus rusé et redoutable : Monsieur quai D'Orsay[vii].
Madame Bee Bee Bee entend là les «infamies sournoises» que Jacob lui signalait, et confesse : «Je connais très bien vos discours car j'y ai cru un jour ». Mais peut désormais ajouter : «Sous vos ongles, je vois du sang, remettez vos gants blancs ».
Lui reste à rencontrer la plus trompeuse Hyène, l'africaine. C'est un collègue : journaliste sénégalais. La couleur de sa peau, son métier, et quelques mots convenus contre le colonialisme, en font l'authentificateur idéal du discours de Monsieur Quai D'Orsay car, au fond, bien sûr, c'est le même.
Au bout de sa route, Bee Bee Bee retrouve Colette Bagimont. D'avoir su refuser de chanter avec les Hyènes suffit à les situer au moins dans la même famille. Refuser de chanter... La scène est en effet musicale : sur un rythme de «shuffle», elle varie une mélodie parlée-­chantée parfaitement citationnelle; d'un genre qui va de «Mary Poppins» à «Starmania».
Que les discours des Hyènes, contraints à se synthétiser, se déclinent sous cette forme pastiche de la «variété», constitue un bien grand risque dans le contexte général du spectacle. Mais sur le plan du sens, ce choix s'est imposé naturellement. Le type de plaisir qu'il procure aux oreilles est du même ordre que celui qu'éveillent les arguments des Hyènes aux lobes cervicaux prêts à les accueillir.
Et ce sont bien de ces paroles et de ces airs faits pour être repris en chœur (Voulez-vous chanter avec moi? Tralalalalala!), la tentation doit exister.
Il reste au Chœur des Morts à venir balayer cette aimable pestilence ; derrière le décor résonnent les tambours Ingoma, les voilà qui rentrent en scène; les Hyènes fuient.
 
17 mars 2000
 
Bee Bee Bee aspire, avec nous, ce grand bol d'air pur, sourit dans ce grand soulagement et à cette grande joie des tambours joués à pleine puissance maîtrisée par Augustin Majyambere soutenu par Rugamba, Massamba et Muyango. Devant la scène, Carole Karemera balaie le chemin laissé par les Hyènes. Jeanne Kayitesi vient s'asseoir doucement près de Bee Bee Bee. Que voyons­-nous? Qu'entendons-nous?
Je cède ici la parole à Dorcy Rugamba du Chœur des Morts :
 
Les tambours du Rwanda, contrairement aux tambours du Burundi mieux connus en Occident, sont plus un récital destiné aux mélomanes qu'un spectacle pour les yeux. Les tambours au Rwanda rythmaient la vie à la cour et accompagnaient les actes du Roi dans son exercice du pouvoir. De fait la fonction de tambourinaire était une des plus considérées ; le roi Musinga lui-même jouait du tambour.
Le tambour ingoma est fait d'un grand cône tronconique recouvert de deux peaux de vache tendues par un savant laçage. Un orchestre de tambours ingoma est en général constitué de 16, 12 ou 9 tambours de trois types différents. Un orchestre de 9 tambours comprend par exemple un ishakwe ; ce petit tambour, dont le tronc est de taille et de calibre réduits donne le ton et joue un rythme continu sur lequel les autres tambours tissent leurs variations.
Un jeu de 9 ingoma comprend également 5 à 6 tambours très lourds, de taille et de diamètre imposants, appelés ibihumulizo ; ils livrent un son plus grave et exécutent des rythmes prédéterminés sur commande du chef d'orchestre. Le jeu comporte également deux ou trois inyahura, tambours de grande taille mais de petit diamètre : ils donnent un son aigu ; parmi eux, l'inyahura central qui est joué par le maître tambourinaire. C'est le maître tambourinaire qui se place au centre, qui donne les rythmes à suivre et les enrichit selon son inspiration par des contretemps improvisés.
Traditionnellement les tambours du Rwanda jouaient 18 rythmes qui remontent à l'époque pré-coloniale. Dans la danse des morts, l'orchestre ingoma est constitué de deux inyahura et de deux ibihumulizo qui jouent 5 rythmes traditionnels à savoir : umugendo. C'est sur le rythme de la procession que les tambours sont mis en place, le maître tambourinaire (Majyambere) donne le ton pour 4 rythmes successifs (imilindi, agasiga, ko, hijutu). Le maître tambourinaire joue alors au gré de son inspiration sur ces 4 rythmes qu'il enrichit pour mieux les faire ressortir.
Comme l'acte purificateur de Carole qui balaie la crasse laissée par les Hyènes, les percussions des tambours ingoma viennent substituer au verbe infamant des Hyènes une musique plus éloquente qu'un discours. Mais comme le dit Carole, cela ne suffit certainement pas ; il faut donc rester vigilant et veiller à ce qu'elles ne tiennent plus le crachoir.
Le chant amararo (littéralement «les veillées» ) vient justement appeler tous les hommes à veiller et à se serrer les coudes car le danger est dans les parages. «Nous sommes dans leur tanière». Amararo est un chant ancien. Il aurait été composé au sein des inyatuguru, les armées du prince Muhigirwa (un des fils du roi Rwabugiri) dont le camp des marches (itorero eyo ku nkiko) gardait la frontière sud du Rwanda.    
Dans son premier couplet le chant appelle tous les hommes, tous les guerriers à répondre à l'appel de l'impuruga (le cor qui sonnait l'alarme) puis les chanteurs appellent un à un tous les hommes dans leurs kivugo. Les ibyivugo sont une poésie guerrière particu­lière au Rwanda. Normalement chaque homme a son ikivugo (le singulier d'ibyivugo) qui retrace ses hauts-­faits réels ou supposés et qui permet à chacun de déclamer, pour se galvaniser, son moi idéal vers lequel il tend. Les ibyivugo peuvent être chantés ou déclamés dans un rythme très rapide. Le chant amararo est notamment précédé et entrecoupé des ibyivugo du Chœur des Morts. Dorcy Rugamba.
 
Tandis que le chant s'éloigne lentement derrière le décor (derrière les collines?), Bee Bee Bee s'est allongée et repose. Assommée par trop d'émotions, ou rêvant ce que nous voyons...
Entre Jacob, un grand cahier à la main. Devient-il chroniqueur ? Le gardien d'une histoire en revivre, mais déjà close ? Il dit :
 
«Je lutterai pour la vérité, avait dit Bee Bee Bee.
Et elle le fit.
Se dépensa beaucoup.
Tour doit être montré, rendu public, proclamait-elle.
Nous le devons à un seul visage
et aussi à un million de fois un visage.
Petit à petit ses supérieurs commencèrent
à s'inquiéter de son zèle.
Qui sait où une bonne intention peut mener ?
Un matin, elle vint au studio.
Cette nuit,
- c'était la nuit anniversaire
la nuit où le génocide commença -,
j'ai eu trois visions, dit-elle.»
 
Bee Bee Bee :
«Oui, trois visions pendant que le sommeil tardait
et que je me tenais
assise, inquiète, raide, dans mon lit.
Dans la troisième vision, j'ai vu un spectre
hanter la roche de Solutré.
Dans la deuxième, je volais au-dessus des chutes du Niagara.
Dans la première, j'ai gravi les pentes du Golgotha.»
 
Nous entrons dans les Trois Grandes Visions de Bee Bee Bee. En Avignon, nous ne les jouions pas mais les racontions. Il fut question, plus tard, de les supprimer.
Pourquoi finalement les visions sont-elles là ? La raison de leur présence est triple.
Tout d'abord elles poursuivent et achèvent ce grand mouvement dramaturgique vers l'onirisme qui s'est emparé du spectacle, presque à notre corps défendant. Si elles étaient supprimées, des scènes comme les Hyènes - et même la Veillée - deviendraient incongrues - ­quelque chose ne s'accomplirait pas. Dans l'économie du spectacle, elles permettent de dériver du théâtre semi-documentaire (il y a encore le JT de France 2 dans la première scène d'Ubwoko) à un théâtre de totale vision subjective avec «Père et Fils», où les Mitterrand ne sont plus les personnages réels, mais ceux que des rescapés du génocide peuvent se plaire à représenter et incarner. Dans le même temps, ce genre subjectif autorise à glisser du tragique (scène du Golgotha) au grinçant (scène du Niagara) et finalement au rire retenu de la parodie (Père et Fils). Qu'un tel mouvement, amorcé par les Hyènes, finisse par culminer dans une scène d'humour «noir» nous paraissait éminemment profitable au spectacle. La scène suivante, «Façon de fabriquer», réaliste, polémique et terrifiante (les images), se jouant alors sur une rupture complète, brutale, avec ce qui précède. La gifle du réel y redevient maximale.
Ensuite, les visions manifestent l'intervention croissante et décisive du Chœur des Morts. Depuis la «Litanie des questions», les Morts aidaient Bee Bee Bee à progresser dans son chemin ; là ils sont directement les acteurs de son théâtre intérieur. Car, bien sûr, il ne s'agit pas de rêves surgis de l'inconscient personnel de notre héroïne, mais de songes «envoyés», ce très vieux moyen de communication entre les morts et les vivants, et qui nécessitait interprétation.
Le Chœur des Morts adresse à Bee Bee Bee ces visions comme autant de messages. Et les signes du théâtre manifestent clairement qu'il s'agit de visions rwandaises. D'abord, par la part prépondérante prise par les acteurs rwandais dans l'incarnation des visions, ensuite par la matérialisation des personnages. L'évêque n'est pas un homme, mais un de ces grands oiseaux à la fois mélancolique et charognard, genre marabout, vêtu d'étoffes superbes mais qui semblent de récupération. Le chant superbe qui accompagne le Golgotha est une composition (texte et mélodie) de Jean-Marie Muyango : «Où es-tu Dieu du Rwanda? ».
La Vierge et le Christ sont noirs, et leur bourreau est un Interahamwe armé d'une machette. Père et Fils sont noirs, et ce fils du Président de la République française ressemble à un loubard doré d'Afrique Orientale.
Quant au monstrueux molosse incarnant le général de la MINUAR, il synthétise physiquement ce que les rescapés et les morts pourraient percevoir de son rôle : fortement armé (les dents) mais incapable d'autre chose que se lamenter (les larmes).
Après le moment de culture traditionnelle de «La veillée», les Visions nous emmènent dans un art d'aujourd'hui, les représentations que des Rwandais d'aujourd'hui peuvent se donner de quelques acteurs majeurs de leur histoire récente : l'Église, l'ONU, l'Élysée[viii].
Enfin, les visions procèdent toutes du même sujet : des instances occidentales qui portent de grandes responsabilités, à des degrés divers, dans la genèse ou le déroulement du génocide de 1994, manifestent leurs regrets, mais justifient leur comportement.
L'évêque déplore les massacres mais maintient la nécessité, en 1959, de «réparer une injustice» et pense que Dieu ne punit pas par caprice.
Le général pleure les morts et s'insurge contre l'ONU, contre son mandat, contre le secrétaire général..., c'est leur faute, pas la sienne, « j'attendais un feu vert! ». Le Chœur lui refuse ces excuses et affirme que le général porte une pleine responsabilité dans la criminelle absence d'intervention de la MlNUAR.
Le président de la république défunt, regrette ce qui s'est passé, «une tragédie», mais justifie son action : «je n'allais pas laisser ces territoires aux Ougandais, aux Américains, aux Anglo-saxons ». Et puis : «je n'ai pas choisi mon allié (...) Habyarimana, c'est tout ce que j'avais sous la main.»
Autrement dit, les trois sont navrés, mais persistent et signent. Ce qui est une attitude extrêmement commune aujourd'hui. On se souvient de Léo Delcroix, ex-ministre de la Défense belge, refusant de présenter même des excuses aux familles des dix casques bleus assassinés. Aujourd'hui, on demande parfois pardon, mais on refuse de réparer.
Notons au passage, à l'usage de ceux qui pourraient trouver ces scènes trop caricaturées, qu'elles sont au contraire au-dessous de la réalité pour certains personnages et qu'au demeurant elles sont largement composées de citations intégrales ou à peine modifiées[ix].
Ainsi les Visions sont-elles bien partie constitutive de RWANDA 94. Elles s'achèvent par les derniers mots du Père-Président : «Adieu Fils, lave mon nom du crime dont on l'accable, et que le peuple de France se souvienne de moi». Résonnent nécessairement les premières notes de la Marseillaise, les premières notes seulement. Le temps de la distance et de la sinistre dérision est passée. Un accord se prolonge où se fait entendre la mélodie rwandaise qui scandait la procession du Golgotha, «Dieu du Rwanda», et se conclut par l'appel aigu de clarinette qui nous accompagne depuis le premier Prélude.
Après cette transition sonore majestueuse et poignante, la scène est vide. Ce plateau qui s'était enfin, peu à peu rempli et animé, ne comprend plus au centre qu'une grande table de fer, trois chaises de fer, un cendrier de fer.
« Façon de fabriquer »
     De cette dramaturgie onirique, où l'humour même devrait rester cauchemardesque (la Vierge au Christ décapité est restée en scène jusqu'à la fin de «Père et Fils» ), nous passons d'un coup dans la situation et le jeu les plus proches du naturalisme de tout le spectacle.
Ici, pas d'a parte au public, pas de «dit-il», pas d'inter­vention du Chœur. C'est la discussion en comité de rédaction, telle qu'elle se pratique à des milliers d'exemplaires dans le monde, tous les jours[x].
On y discute de peu de choses apparemment : le début de la première grande émission spéciale de Bee Bee Bee sur le Rwanda, les premières minutes. Mais elles font problème. Bee Bee Bee veut montrer sans commentaire et sans musique, pendant huit minutes, un montage des images existantes sur le génocide[xi]. Le génocide lui-même, non ses causes, non ses conséquences, non son discours, non son organisation. Non, l'acte lui-même. Comme elle dit : «C'est mon idée».
Nous remarquerons que ce n'était donc pas la nôtre pour le spectacle. Voici près de quatre heures trente que dure RWANDA 94 et jusqu'ici le spectateur n'a pas même vu une seule image du génocide. Il a entendu des récits, observé des fantômes, écouté des questions, subi une conférence, suivi Bee Bee Bee de l'enquête au cauchemar, mais il n'a pas vu le génocide. Horriblement, on pourrait dire qu'après ces 4 h 30, il a «mérité» ces images.
Aussi dures qu'elles soient, elles ont une vertu : celle du «ça», c'était «ça». Une journaliste suisse en Avignon nous a dit à leur propos : «en les voyant, je me suis aperçue que - sur le temps du spectacle - j'avais déjà apprivoisé dans ma tête le génocide. Il était devenu un problème, avec ses interrogations, avec ses responsables, mais j'avais oublié que c'était ça.»
RWANDA 94 ne suit donc pas la proposition de Bee Bee Bee qui veut ouvrir son émission par cette réalité «brute». Néanmoins, dans l'âpre controverse qui va l'opposer à son directeur de l'information et à Dos Santos, ce sont les arguments de ceux-ci qui paraissent vicieux, lâches et formalistes. En réalité, la question est moins de savoir si l'émission doit commencer ainsi, que de pouvoir juger des motifs par lesquels tout s'oppose dans la machine-télévision à ce que voudrait désormais entreprendre Bee Bee Bee.
Parallèlement, l'insertion de ces images dans le spectacle - même après 4 h 30 de «préparation» -­ soulève chez certains des critiques voisines de celles de M. UER et de Dos Santos. La discussion sur le plateau entre personnages fait écho au débat intérieur de bien des spectateurs : peut-on, doit-on les passer? Et comment?         
Chez nous, l'image n'est pas seulement exposée, mais elle offre le sujet d'un débat sur l'image. Ce débat a un enjeu : quel type de journalisme est recevable ou non, et ce, avant même qu'un différend explicitement politique n'apparaisse...
Bee Bee Bee aborde ce dernier round avec une obstination et un calme presque farouches. Une part d’elle-même sait qu'elle n'emportera pas ce combat, une autre refuse de lâcher prise. Au moment où l'on en vient au marchandage habituel sur le nombre de minutes que comportera la séquence, elle pouffe d'un petit rire nerveux. Huit minutes ou six minutes ou quatre minutes... Après ce que nous venons de partager avec elle au fil des heures de RWANDA 94, ces chiffres paraissent parfaitement dérisoires. Et pourtant, qui ne serait tenté d'utiliser le moindre espace pour dire, quand même, quelque chose de ce qu'il juge essentiel ? Ce dilemme est perpétuel.
Monsieur Jacob: « Bee Bee Bee ne fit jamais son émission ». Le Chœur des Morts s'avance tout au bord de la cène ; l'un d'entre eux dit posément, sans plainte ni agressivité :
 
« A travers nous l'humanité
vous regarde tristement
nous morts d'une injuste mort
entaillés, mutilés, dépecés;
aujourd'hui déjà : oubliés, niés, insultés,
nous sommes ce millier de cris suspendus
au-dessus des collines du Rwanda.
Nous sommes, à jamais, ce nuage accusateur.
Nous redirons à jamais l'exigence,
parlant au nom de ceux qui ne sont plus
et au nom de ceux qui sont encore ;
nous qui avons plus de force qu'à l'heure
où nous étions vivants,
car vivants nous n'avions qu'une courte vie
pour témoigner.
Morts, c'est pour l'éternité que nous réclamons
notre dû. »
 
Puis, tous reprennent la phrase qui concluait leur première intervention dans le spectacle :
« Narapfuye, baranyishe. Sindaruhuka, sindagara amahoro.
Je suis mort, ils m'ont tué. Je ne dors pas, je ne suis pas en paix. »
 
RWANDA 94 a fait un long chemin, le monde lui n'a pas bougé. «Le ventre est encore fécond d'où a surgi la bête immonde». La phrase de Brecht souffre d'avoir été trop employée, mais la réalité qu'elle métaphorise s'est, elle, avérée inusable. Ce ventre ne tarira pas de lui-même, les monstruosités ne s'effaceront pas aimablement devant les larmes, les reproches, les analyses.
C'est pourquoi le spectacle ne peut s'achever sur les paroles du Chœur. Aux yeux de ceux qui l'ont entrepris, RWANDA 94 évoque la manifestation paroxystique (le génocide) d'une situation beaucoup plus générale. A l'heure où la planète produit 110 % des nécessités alimentaires de sa population, un milliard d'êtres humains souffrent de malnutrition et des dizaines de millions en meurent, etc., etc. Trouverions-nous, dans l'horreur même du génocide, une source d'inspi­ration, d'encouragement à entreprendre ce combat démesuré qui viserait à faire de cette Terre un monde habitable ? RWANDA 94 s'achève donc par la Cantate de Bisesero.
Jadis, dans la musique baroque notamment, certains compositeurs ont dénommé «Tombeau» des œuvres offrant un hommage solennel à un homme, un maître le plus souvent (exemple : «Tombeau pour François Couperin» ). La «Cantate de Bisesero» offre ce type d'hommage, que nous avons voulu à la fois sobre et splendide, à un groupe d'hommes, de femmes et d'enfants, qui pendant trois mois ont résisté au génocide sur les collines de Bisesero, déployant des trésors d'intelligence, de courage et de solidarité. Sur les cinquante mille êtres humains qui s'étaient réfugiés là, un millier environ a survécu. L'exemple qu'ils ont donné dépasse de loin, pour nous, les frontières du Rwanda.
 
«Sur la colline de Muyira
Couverte de forêts et de buissons
Vivaient avant le génocide
De nombreux hommes forts.
 
Muyira Muyira Muyira
Muyira Muyira
Muyira Muyira Muyira
Muyira Muyira.
  
Entre buissons et forêts
Sur la colline de Muyira
Reste une poignée d'hommes
Qui maintenant meurent de chagrin.
 
Muyira Muyira Muyira
Muyira Muyira
Muyira Muyira Muyira
Muyira Muyira. »

 


[i] Il faut remarquer que « l'ancienne Bee Bee Bee» et la «nouvelle Bee Bee Bee» en gestation coexistent encore allègre­ment dans cette tirade presque pompeuse, tournée en «moi je», et où - s'engageant devant les morts et les vivants ­elle donne la mesure de son effort par «le bouleversement de toutes les habitudes horaires de la chaîne» ... ; quelque peu ridicule dans ce contexte. A nouveau Bee Bee Bee n'est pas une sainte, surtout à ce moment, mais cela n'enlève rien à l'importance de ce serment dans l'économie du spectacle.
 
[ii] Rappel : Ubwoko était la mention présente sur les fiches nationales de recensement qui classait les Rwandais selon quatre ethnies : les Bahutu, les Batutsi, les Batwa et les naturalisés. En réalité, Ubwoko ne signifie pas « ethnie» mais «clan ». Les Rwandais n'avaient pas de mot pour dire « ethnie».
 
[iii] Excepté par quelques questions du Chœur des Morts dans le «Tutti 2».
 
[iv] Cet aspect des choses est détaillé dans de nombreux ouvrages, cf. bibliographie disponible sur demande au Groupov.
 
[v] On peut aussi s'interroger sur la valeur des renseignements collectés exclusivement auprès de Tutsi qui, à l'époque, avaient intérêt à se présenter comme les seuls agents actifs de l'histoire du Rwanda.
 
[vi]Il est significatif que tout ouvrage sur le Rwanda, fut-il axé sur un thème très précis comme, par exemple, le rôle des casques bleus, commence obligatoirement par un résumé d'histoire où l'auteur donne son point de vue sur la formation sociale d'autrefois et sur les «ethnies». Il est significatif également que ces, «digests» présentent tous des contradictions et butent sur le fait que l'histoire se fait à partir d'informations, lesquelles - en l'occurrence - ont été collectées à l'époque des préjugés raciaux et par des acteurs directs de la vie coloniale.
 
[vii]Rappelons que ce sont là les thèses Foccart, celles qui ne connaissent pas le clivage droite-gauche et réunissent aujourd'hui aussi bien MM. Védrine que Bernard Debré, par exemple.
 
[viii]Ici, la vision ne s'encombre pas du souci d'exactitude historique de la conférence, par exemple nous savons que ce ne sont pas tous les membres du clergé qui ont poussé de cette façon ethniste à la «révolution» de 1959 ; de même la scène «Père et Fils» ne vise aucunement la crédibilité réaliste.
 
[ix] Par exemple, la réponse de J. C. Mitterrand à la BBC : «Bullshit!» est authentique. Nous aurions pu être plus cruels et lui laisser cette réplique également véridique (cf. BBC) où, à la question de savoir si les événements au Rwanda constituent ou non un génocide, il a répondu ne pas y croire car «les Africains ne sont pas assez organisés pour cela. »
 
[x] J’ai personnellement assisté à de nombreuses réunions semblables à la radio et à la télévision.
 
[xi] On ne saurait trouver meilleure preuve que le génocide fut un non-événement médiatique, c'est-à-dire de nos jours : un non-événement tout simplement. Ces fameuses huit minutes (en réalité 6'30" dans le spectacle) réunissent à peu près tout ce que l'on trouve comme traces de CNN à la BBC en passant par des images d'amateur...